la dystopie molle de l’ennui: un futur peu sexy mais plausible

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2040: l’ennui s’est imposé partout, dans l’entreprise comme dans la consommation. Peu de projets. Peu de mouvements. On ne vote plus. On ne manifeste plus.

Seuls les robots tweetent encore. Seuls d’autres robots retweetent leurs tweets. Plus personne n’écoute ni ne regarde des téléviseurs pourtant allumés 24h sur 24. Les économiseurs d’écran règnent sur le télétravail. La désertion est partout: dans les salles de spectacle, de sport, dans les bibliothèques, dans les centres commerciaux. Cette apathie généralisée, alourdie par la canicule, décourage jusqu’à la simple attente de surprises. Le suicide est devenu la première cause de mortalité, loin devant le cancer.
Comment en est-on arrivé là?

l’ennui


Souvent associé à l’inaction, voire à la paresse, l’ennui est avant tout lié à une activité de l’esprit. On s’ennuie parce qu’on n’a rien à faire… “d’intéressant”.

De fait, quelqu’un qui se souvient, qui se projette, qui raisonne, qui crée … ne s’ennuie pas… même immobile dans une chambre noire. L’action physique peut même se concevoir comme un simple palliatif à l’ennui: “aller faire un tour ou boire un verre… parce qu’on s’ennuie”. Inversement, on peut aussi se convaincre de l’insignifiance de ce qu’on pourrait faire… parce qu’on n’a pas envie de s’extraire de son canapé. L’ennui – « fruit de la morne incuriosité» selon Baudelaire – s’assimile à un état dépressif -normalement passager- où s’articulent la pensée et l’action.
Selon Fernando Pessoa, l’ennui n’est pas une maladie due au déplaisir de n’avoir rien à faire, mais c’est la maladie, combien plus grave, de l’homme convaincu que ce n’est pas la peine de faire quoi que ce soit.
Encore faut-il préciser ce que l’on doit entendre par “faire” quand on parle d’ennui. Celui-ci peut se nourrir d’actions ponctuelles plus ou moins automatiques, mais il tend à exclure toute obstination, tout enchaînement de pensées et d’actions visant un objectif particulier, précisément parce que quelqu’un qui s’ennuie… n’en a pas.
On ne persévère dans l’action que par un jugement de valeur
Ce détour par Bachelard nous ramène au billet précédent dans la mesure ou un jugement de valeur consiste, pour l’individu, à opter pour ce qu’il considère comme “le vrai” à un moment donné. Ce propos nous avait menés jusqu’à la théorie de l’information de Shannon – nous allons y revenir à propos de l’imprévu dans le quotidien -.

la routine & le quotidien


Habitude de penser ou d’agir selon des schémas invariables, en repoussant à priori toute idée de nouveauté et de progrès.
Autour de la routine se révèlent les “impossibles du quotidien” et avec eux “l’espace-temps de l’ennui” fait de rencontres habituelles, de lieux et d’objets familiers, d’actions facilement envisageables, soit une déclinaison sous toutes ses formes… du probable.
(*) Pour Shannon, l’information est la mesure de l’incertitude calculée à partir de la probabilité de l’événement. Dans cet ordre d’idée, plus une information est incertaine, plus elle est intéressante. Un événement certain ne contient aucune information.
On y retrouve les ressorts qui sont à l’oeuvre dans l’ennui. Celui-ci se définit à partir d’un quotidien présumé “pauvre”, c’est-à-dire dont les probables subissent peu de perturbations, peu d’imprévus, donc peu… “d’informations inattendues …donc intéressantes”.
Ces imprévus espérés par l’individu peuvent provenir de deux sources:
  • les sources exogènes: son l’environnement (ses relations interpersonnelles, ses activités – notamment professionnelles – ses espaces de référence…). Nous allons y revenir dans le chapitre suivant.
  • les sources endogènes: ses propres pensées
    La fin réelle de la curiosité correspondrait au déclin de la demande d’informations, lequel, face à une offre surabondante, signifierait l’effondrement de sa valeur, très lisible aujourd’hui dans le caractère éphémère et jetable de l’information dans les réseaux sociaux.
Encore faut-il mentionner une dimension tout aussi cruciale du problème telle que formulée par Paul Valery
l’«impression générale d’impuissance et d’incohérence» que provoquent «trop de surprises, trop de créations, trop de destructions» qui mettent en cause «la stabilité et la solidité de notre monde et de notre existence».
Dit autrement, trop d’imprévus provoquent la déconstruction du quotidien. Trop d’informations tuent l’information en la noyant dans “le bruit”. Ainsi, l’espace de la création semble aujourd’hui saturé. Il est devenu facile de penser que “tout a été fait”.

construction & déconstruction de l’ennui


« un seul être vous manque et tout est dépeuplé »

Dédié à l’amour, ce vers de Lamartine peut, semble-t-il, se généraliser à toutes les formes d’addiction dans la mesure où celles-ci consistent à faire le vide autour d’elles. Un billet précédent s’interrogeait déjà sur le futur caché derrière ce phénomène (voir: «une société dont l’addiction serait l’unique moteur…»)
(*) L’addiction se rapporte autant à des conduites telles que le jeu compulsif, la dépendance au jeu vidéo, à Internet, au smartphone, à la pornographie, aux conduites à risques ou à la pratique d’exercices sportifs inadaptés entraînant un syndrome de surentraînement qu’à la dépendance à des produits comme l’alcool, le tabac ou les psychotropes

L’ennui n’est sans doute jamais plus intense que lorsque… disparaît… l’objet de l’addiction, quel qu’il soit. Or, il est très facile d’imaginer les causes susceptibles de provoquer la disparition rapide de la plupart d’entre eux.

Le smartphone tend à focaliser toute l’information de l’individu et au-delà l’ensemble de sa vie sociale. Imaginons qu’il fasse brutalement défaut (à cause d’un abus en matière de recueil de données, de précautions de sécurité, de délinquance informatique, de cyberguerre, de disponibilité de composants… de virus… de coût… ou d’autres choses) ?!…

trop près des étoiles

Plusieurs décennies de recherches collectives de scoops dans les réseaux sociaux, d’illusions de proximité avec les destins extraordinaires des stars des médias a amplifié le décalage avec les quotidiens de la vraie vie :
(*) la sociologie a mis en évidence deux sources d’ennuis, comme deux sources de décalage : par excès ou par défaut, excès d’idéal et défaut de réalité. L’ennui naît de la déconnexion entre les possibilités que la personne s’attribue et celles que lui offrent véritablement le monde social ou le monde réel.

À l’appui de cette idée, cette image montrant la file d’attente d’un casting pour une émission de télévision (*)

assistance & délégation

(*) L’informatique de producteur (micro-ordinateur) a fait place à l’informatique de spectateur (smartphone), les logiciels complexes aux microapplications. La communication écrite se limite à des messages de plus en plus courts. De moins en moins de gens font des choses difficiles.
Les tâches “moins difficiles” s’accommodent d’un investissement intellectuel minimum. Il est facile de s’ennuyer en les accomplissant.
(*) La “délégation” se substitue ainsi à la prise en charge autonome des problèmes. Elle ne sollicite plus l’intelligence, ni du consommateur devenu passif ni du prestataire devenu spécialisé. Inaction pour l’un, routine pour l’autre.

2040: comment en est-on arrivé là?


Tous ceux qui cherchaient l’extraordinaire ont eu de longues années pour le trouver (informations, réseaux sociaux, scoops… puis métavers). Ils s’en sont saturés, ils s’en sont dégoûtés, ils s’en sont détournés.

Les machines à produire de l’imprévu dans le quotidien qu’étaient les réseaux sociaux ont accouché de communautés de plus en plus refermées sur des consensus de plus en plus étroits autour de contenus de plus en plus plus… “probables”… consolidant l’appauvrissement de la vie de tous les jours par un “quotidien numérique” plus pauvre encore.

Face aux aspirations à l’épanouissement personnel et aux exigences de la survie économique, l’impossibilité croissante de “faire” a généré un stress collectif et un recours massif aux stupéfiants.
Un contrôle de plus en plus intrusif des comportements par le recueil de données personnelles a progressivement dissuadé les écarts à la “normale”… et ainsi l’ancrage de la routine.
Besoins “fondamentaux”, réduction des déplacements, technophobie, réduction de l’empreinte écologique: le comportement dit “normal” s’est rétracté de façon encore plus drastique sous la pression de l’écologisme, qui dès l’origine s’était annoncé comme ne pouvant mener à autre chose qu’à un puissant… “ennui citoyen” .

en guise de conclusion provisoire


(*) Dans une enquête menée auprès d’utilisateurs d’une application de smartphone conçue pour mesurer le bonheur présent, les participants étaient interrogés sur ce qu’il faisait au moment où ils recevaient l’enquête et devaient évaluer la joie ressentie (happiness) au cours de cette activité, sur le moment. L’étude montrait que dans 46% du temps, les sujets n’étaient pas occupés à une tâche spécifique (ou s’en était détournés), mais se livraient à… rien… soit du vagabondage mental.
Laissons le mot de la fin à l’historien Patrick Boucheron (*)

On peut appeler fatigue démocratique cette mélancolie qui mène à l’impuissance. L’histoire n’est pas avare d’exemples où les sociétés politiques renoncent d’elles-mêmes, par découragement, à exercer leurs propres droits et à défendre leurs principes, et l’on sait que les grandes catastrophes se produisent parfois par l’étiolement davantage que par l’effondrement.


 

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