biais de représentation: 5 façons de se tromper sur le futur

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quelques remarques préalables


le langage des images du futur

La représentation par l’image est consubstantielle à l’idée de futur. Une fois “labellisée futur”, toute image acquiert automatiquement la capacité à raconter une histoire.
Dans cet exemple, ce serait celle d’une ville inhumaine où, dans un univers de métal, des circulations exclusivement verticales, qui s’ignorent mutuellement, transportent en un ballet ininterrompu des humains déshumanisés d’un lieu à l’autre. Cette image nous donne à voir une fourmilière organisée en un ordre strict dénué de variantes et d’échappatoires.
Or, certains l’auront reconnu, cette photo tout à fait actuelle représente, en fait, le parking Ludwig-Erhard-Haus de Berlin . Une fois précisé qu’il s’agit d’une image d’aujourd’hui, cette image ne nous dit plus rien d’une société… qui serait en l’occurrence, la nôtre.
Autre exemple. Labellisons “futur” l’image suivante.

L’incohérence apparente entre la tenus vestimentaire très actuelle de l’individu et le lieu nimbé d’irréalisme vers lequel il se déplace nous évoque quelque chose comme une anomalie spatio-temporelle… une téléportation… un voyage dans le temps… quelque chose de ce genre. Dans l’imaginaire du futur, toute anomalie appelle une explication à portée générale. Ramenée à une vision d’aujourd’hui, cette image ne nous évoquerait qu’une personne tombée en panne, à l’aube, à proximité de la ville où elle devait se rendre, probablement pour des raisons professionnelles. Dans le futur, l’anecdotique n’existe pas. Dans le futur, on ne tombe pas en panne d’essence .

les représentations logiques

L’erreur en futurologie est généralement mise sur le compte d’une interprétation erronée des tendances et celles-ci aussi s’appréhendent sur la base de représentations.
Car l’image, la vraie, ne nous permet pas d’accéder directement à toutes les représentations du futur. En leur absence, ce sont les représentations logiques qui prévalent.
Nous ne nous représentons pas, par exemple, les évolutions lentes (voir):
Les hommes européens ont grandi de 11 cm en un siècle
Ni celles qui ne donnent pas lieu à une perception globale comme les données de territoire (voir)
Entre 1982 et 2011, la population des villes s’est accrue de 23%, en gagnant près de 9 millions d’habitants supplémentaires …/… l’espace urbain a, lui, augmenté beaucoup plus rapidement : il a gagné… 42%, en passant de 84000 km² à 119000 km²
… ce qui nous évoque a peu près rien, même en “forçant la représentation” par une analogie
… ces 35000 km² perdus correspondent à l’équivalent de… sept départements français.
La population mondiale actuelle est de 7,3 milliards d’êtres humains. Elle continue d’augmenter, mais à un rythme moins soutenu que par le passé. Elle devrait croître de 1 milliard d’ici 15 ans et de 1 milliard supplémentaire d’ici 25 ans, pour atteindre 9,7 milliards de personnes en 2050.
Ces projections démographiques n’amènent pas dans notre esprit de véritables représentations. Elles n’en induiraient pas davantage si les chiffres étaient multipliés ou divisés par deux. En fait, elles ne font que nous rendre acceptables des représentations urbaines à très haute densité. Il en va de même pour les projections climatiques qui nées d’un recueil de données se manifestent à l’esprit par des visions d’exode ou de désert. Les tendances ou les possibles qui nous sont offerts par les statistiques ou les progrès technologiques ne font le plus souvent rien d’autre que nous prédisposer à accepter certaines images du futur.

5 façons de se tromper sur le futur


l’approche des temporalités

Dans cette métaphore, la personne pourrait lire un livre tandis que l’embarcation sur laquelle elle se trouve dériverait lentement sur le plan d’eau sous l’action du vent. La position relative de son oeil, du livre et de la lumière demeurant inchangée, la seule perception qu’aurait la passagère du temps qui passe serait l’évolution du récit, rythmé par la rotation des pages. L’observateur extérieur, lui, n’aura pas accès aux pages du livre et ne percevra que la dérive du bateau et de ce qu’il contient. S’ils pensent au futur, l’observateur va se demander où va aller la barque, quand le passager va se demander comment va se développer le récit. Cette illustration vaut pour exprimer la distorsion entre le futur vu comme futur du présent ou comme futur du passé.
Ainsi en temporalité proche, le futur sera celui d’internet, des réseaux, du Big Data, du terrorisme, du pouvoir des hackers …etc (voir «l’irrésistible attraction des tendances courtes». En temporalité longue, on extrapolera par exemple, à partir d’un progrès porté depuis plus d’un siècle par la connaissance et la maîtrise des “ondes” (ce sera d’ailleurs l’objet d’un prochain billet).

la notion d’état

Le présent nous apparaît naturel. Nous y sommes parvenus très progressivement. Aurait-il été prévu que cela aurait été avec la brutalité d’un état inédit: cet état-là nous n’avons pas le sentiment de le reconnaître aujourd’hui. Conjuguées au présent, les évolutions se résument à des décisions d’achat que l’on prend ou pas, à des usages auxquels on adhère ou pas – quand le “futur” est là, on ne le reconnait pas, car il s’est dépouillé de sa charge imaginaire pour se fondre dans le quotidien, alors que le passé proche est déjà en voie d’être oublié.
La projection dans le futur, affaire d’imaginaire, arrive d’un coup. Un jour prochain, promettent les futurologues, l’intelligence artificielle aura dépassé celle de l’humain. Qu’est-ce qui nous le montrera? Le futur se présente généralement comme un état voué à être “atteint”. Or, à quel moment avons-nous eu conscience d’avoir atteint un “nouvel état” dans les progrès de l’informatique, des réseaux, de la médecine, des transports… ou dans la dégradation de l’environnement?
Nous n’allons pas revenir ici sur ce que peut signifier, socialement parlant, un “état”, soit quelque chose de très incertain pour ne pas dire de formellement faux (voir «pourquoi les futurologues ont-ils besoin du totalitarisme?»), mais en dépit de toutes les erreurs et imperfections que cette notion implique, notre pensée du futur parvient difficilement à raisonner autrement que par la confrontation de deux “états” simplifiés de société: un état actuel perçu très subjectivement et un état futur présumé.

 

  • L’approche systématique du futur par une dérive totalitaire est principalement due à cette nécessité de vouloir donner une identité à un “état futur”. La radicalisation s’impose comme le moyen le plus simple d’exprimer une évolution: ne pas y avoir recours c’est se donner l’impression de prévoir…très peu. Big Brother ressemble beaucoup plus à une “vraie” prévision qu’un pronostic d’automatisation croissante des procédures impliquant des données personnelles dans un nombre croissant de domaines. Prédire un futur totalitaire c’est privilégier la représentation… donc la communication.
  • La notion d’état interfère également avec les questions de temporalité évoquées au paragraphe précédent: la confrontation de deux états produit une forme d’instantané tout à fait fictive. Non seulement elle écrase la phase de transition et les multiples avatars qu’elle peut comporter, non seulement elle évacue l’idée beaucoup plus juste de métamorphose, mais elle réduit le délai perçu de réalisation. Une fois exprimé sous cette forme, le transhumanisme semble nous être promis pour demain.

 

D’où le repli fréquent vers des prophéties du type «un jour l’homme sera capable de…». Celles-ci sont vérifiables, peuvent donc s’avérer justes, mais …ne disent pas grand-chose quant au futur du plus grand nombre. «Un jour l’homme sera capable d’effectuer, en solitaire, un tour du monde en bateau» aurait pu être une prophétie d’hier: elle se serait réalisée. Voilà tout. (voir «futurologue, qui est le “nous” de “nous serons”?»).

la représentation des tendances

Dans la représentation des tendances, tout concourt à privilégier les exponentielles, et notamment les exigences de communication visant à faire apparaître le phénomène étudié comme potentiellement critique, donc le propos comme hautement pertinent. (voir: «tendances & métamorphoses: le modèle du vieillissement»)
Toute tendance interprétée de cette manière appellera des images fortes… consolidées… et fausses, car dans la vraie vie, l’exponentielle n’existe pas.

les représentations consolidées

Notre pensée du futur se construit dans le dialogue entre une logique – celle des tendances (voir «tendances & métamorphoses: le modèle du vieillissement») – et des images – celles des possibles (voir «faut-il transformer notre imaginaire pour penser le futur?») – dont les représentations se consolident mutuellement.
Ce type de représentations consolidées (image + données) a été largement développé dans un précédent billet sous le terme d’environnement-objet (voir «faut-il transformer notre imaginaire pour penser le futur?»). Ainsi, une fois admis le réchauffement climatique, l’image d’un désert s’impose d’elle-même.
Notons cependant que dotées d’une double capacité de résistance par l’image et par les tendances, l’environnement-objet a vocation à figer totalement la pensée du futur. Il produit des croyances fortement ancrées qui fonctionnent alors comme autant de filtres qui ne laissent plus passer que l’information doublement compatible … à la tendance… et à l’image… créant ainsi une attitude doublement réfractaire à tout apport nouveau et toute question nouvelle.
Par exemple: le réchauffement climatique pourrait ne pas systématiquement induire une sécheresse. Certains chercheurs y associent au contraire des pluies plus intenses dans certaines régions, pour d’autres  cela pourrait paradoxalement provoquer un refroidissement, notamment en France, sur la côte atlantique, en provoquant l’affaiblissement du Gulf Stream qui nous réchauffe actuellement.

les représentations humanoïdes

Le robot humanoÏde est une idéologie qui nie à la fois la logique de l’outil et la spécificité du vivant. Même très interprétée, cette représentation conserve une charge imaginaire perturbante. La référence implicite à l’humain y sous-entend la présence d’un liant – tout à fait fictif – entre les différentes fonctions effectivement assumées. L’androïde se présente moins à partir de ce qu’il sait faire concrètement, que comme un concurrent en devenir qui va acquérir très vite ce qu’il ne sait pas faire… tout en restant plus fort, plus précis, plus infatigable, plus rapide. L’humanoïde s’inscrit dans une globalité à laquelle ne peut prétendre aucune machine… tout simplement parce que le robot est vu comme “contenant potentiellement toutes les machines”… connues ou à venir.
Or parmi toutes ces machines contenues dans le robot, certaines ont un futur, d’autres pas et la prévision consiste précisément à savoir lesquelles. Pour ce faire, se détacher de la représentation humanoïde constitue un indispensable préalable (voir “le futur du sexe”).

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