visionnaires du passé – II – la dimension idéologique

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Ce billet fait suite à un premier volet: visionnaires du passé: comment ont-ils fait?

 

introduction à la dimension idéologique du visionnaire

 

une multitude de visionnaires ?

 

Dans un contexte ou un autre, de façon explicite ou approchée, toute invention a pu être prévue. Prenons l’exemple des tout derniers nés de nos bijoux technologiques, les montres intelligentes d’Apple ou de Samsung, on en trouve trace dès 1963

Approcher la question dans cet ordre inverse générerait une pléthore de prophètes. Va-t-on pour autant se ruer sur l’auteur de ce dessin pour l’identifier comme tel ? Probablement pas, car cela reviendrait à faire de Popeye et de ses épinards les précurseurs du dopage et de Elzie Crisler Segar, leur créateur un annonciateur du futur du sport. Ce que personne ne s’autorise.

Mais comment ont fait les visionnaires qui ont accédé à la reconnaissance sociale?

Le visionnaire et son public

 

Lorsque Albert Einstein déclare

La théorie de la relativité doit son origine aux équations de Maxwell sur le champ électromagnétique

il est certain que James-Clerk Maxwell ne peut être un visionnaire qu’aux yeux d’Albert Einstein – voire de quelques autres.

Lorsque Samuel Morse, pourtant connu pour son langage de télécommunication, a l’intuition du multiplexage, sans lequel pas grand-chose ne fonctionnerait dans nos réseaux actuels, il ne devient pas pour autant un visionnaire reconnu, à l’inverse, par exemple, de Nicolas Tesla, aujourd’hui très à la mode, puisqu’on le retrouve aussi bien comme marque de véhicules électriques que comme unité de calcul informatique (nVidia) et même comme groupe de musique.

Un visionnaire se définit par rapport à un public et se trouve socialement validé quand ses annonces opèrent sur des thèmes identifiés et compris par le plus grand nombre…ce qui signifie “rapidement identifiés“ et “facilement compris“.
Il en découle le rôle-clé tenu par les “faciliteurs de compréhension“ comme les illustrations ou les visions totalitaires .

 

ce que le visionnaire du passé doit au présent

 

l’effet de halo

 

L’effet de halo fait partie des biais cognitifs  (voir les billets « les biais cognitifs du futurologue: présentation générale“ & “biais cognitifs: prévoir un futur posé comme imprévisible“).

Il affecte la perception des gens ou des marques. Une caractéristique jugée positive à propos d’une personne ou d’une collectivité a tendance à rendre plus positives les autres caractéristiques de cette personne, même sans les connaître …/… Ainsi Clifford (1975) a pu montrer que des personnes étaient jugées plus intelligentes que d’autres uniquement sur la base de leur attrait physique.

L’effet de halo suppose donc une “accroche initiale“: pour le cas qui nous occupe, un “faciliteur de compréhension“ ou un principe de séduction particulier.
Ainsi, à titre d’exemple, cette représentation des “Tubes“ dans “la vie électrique“ d’Albert Robida
Robida-Tubes
Ces structures rectilignes et énigmatiques fuyant à l’horizon donnent un caractère très actuel à cette illustrations de science-fiction et tendent à la démarquer de son époque. À partir de là, moyennant quelques intuitions pertinentes, le lecteur sera automatiquement incité à transposer dans le contenu ce modernisme relatif de l’image.
On trouverait des représentations du même type chez Leonard de Vinci.

Rappelons-le, il ne s’agit pas ici de distribuer de bons ou mauvais points à des visionnaires du passé, mais seulement d’essayer de comprendre le comment de leur reconnaissance sociale.

de l’effet de halo à la vampirisation

 

L’effet de halo stimule la recherche approfondie à l’intérieur des œuvres, des pensées, des interviews de l’individu concerné, ainsi que les extrapolations positives à partir de formulations éventuellement floues. On lui trouve plus facilement des mérites particuliers. Il se verra attribuer de façon exclusive des prévisions exactes qu’il a partagées avec d’autres, voire même dont il s’est inspiré.
On l’a vu pour Robida, on le retrouve chez Léonard de Vinci (Bertrand Gille dans “les ingénieurs de la Renaissance“)

Combien de biographies n’a-t-on pas écrites, qui ne mentionnent cette activité scientifique ou technique que pour montrer l’étendue d’un savoir qu’on veut universel […] Tout ceci n’a pu se faire que péniblement, par une recherche constante de ce qu’avaient écrit les anciens ou les prédécesseurs immédiats […] Et faute de connaître tout ce passé qui l’avait fait, on a présenté Léonard comme un inventeur fécond »

Grâce à ces mécanismes, et à l’image des stars du showbiz ou du sport, un visionnaire reconnu tend à faire le vide dans son secteur en absorbant tout ce qui s’en approche.

On recherchera du sens dans ses spéculations avec davantage de bienveillance (voir chapitre suivant).

prévoir juste pour de mauvaises raisons

 

Posons Robida comme étant un visionnaire.

L’exploration de ses œuvres (cf partie I) a amené à une question: «A-t-il jamais cru à ses propres prédictions ?» Dit autrement: Est-il légitime de voir des prophéties là où le prophète lui-même ne voyait que des représentations burlesques?

Présenté comme çà, on a très envie de dire non.
Mais, pourquoi le satirique et le burlesque se verraient-ils refuser ce que l’on accorde à la science-fiction, qui a moins vocation à prévoir qu’à intéresser.
Même en ayant posé cette objection, on continue à avoir très envie de dire non. Personne ne se veut zélateur d’un clown.

À ce niveau, Robida n’est plus un visionnaire.

Qu’à cela ne tienne. Reprenons la formulation initiale et disons: «Robida s’est employé à tourner en dérision tout ce qui lui faisait peur dans le futur».
Le burlesque (illégitime) se trouve requalifié par une peur (légitime) d’un futur (plausible).
Ainsi réhabilitées par ce préalable, les mauvaises raisons sont redevenues bonnes.

… et Robida est redevenu un visionnaire.

Ce travail de réhabilitation ne sera accompli que pour ceux qui bénéficient de la reconnaissance sociale… pas pour les autres.

On le voit, rien ne ressemble plus à une mauvaise raison qu’une bonne, spécialement quand la rhétorique s’en mêle. Le visionnaire a besoin de ce travail préalable, car il appartient à un ensemble de faits, de discours et de déterminants qui se doit d’être globalement recevable. Il ne pourra pas être celui qui lit l’avenir dans le marc de café ou dans les cartes de tarot.

ses prédictions se doivent-elles d’être exactes ?

 

Les conjectures d’un visionnaire doivent avoir la capacité de nous parler… aujourd’hui.
L’exactitude n’est qu’un moyen parmi d’autres d’y parvenir.

On demandera un peu plus d’exactitude aux projections scientifiques dénuées de toute référence au social, celles qui commence par : «un jour l’homme pourra…» ou «bientôt il sera possible de…». Ainsi en est-il de la prévision du téléphone portable par Nicolas Tesla (partie I)

Pour ce qui concerne les prédictions sociales, nous avons noté à propos de Robida (partie I) : «Il n’y a pas beaucoup d’éléments de nos pratiques d’aujourd’hui que l’on puisse retrouver véritablement décrits dans ses oeuvres. Par contre, beaucoup de ses extrapolations semblent “aller dans notre direction“ et surtout “s’ouvrir aux nôtres“.

Les anticipations sociales reconnues d’hier ont, en effet, la particularité paradoxale d’évoquer davantage notre futur actuel que notre présent.
Sont ainsi assimilés à des visionnaires les annonciateurs de Big Brother ou de l’épuisement des ressources. Aucun de ses deux phénomènes n’est effectif à l’heure actuelle, mais l’un comme l’autre nous parle… aujourd’hui… de notre futur.

Hormis le possible technologique plus clairement identifiable, nous ne savons pas décrire la société dans laquelle nous vivons. Elle se révèle rapidement hétérogène et indéchiffrable. À l’inverse, la société du futur nous apparaît terrible, mais plus facile à appréhender grâce à l’action simplificatrice de son totalitarisme supposé.

Ainsi se construit une relation de causalité directe qui va des promesses de notre passé vers une certaine vision de notre futur en passant “par dessus nos têtes“.
Le visionnaire du passé se trouve alors validé par la façon erronée dont nous envisageons notre avenir.

… confirmation d’un mécanisme déjà identifié dans un autre article («pourquoi les futurologues ont-ils besoin du totalitarisme»)

 

le visionnaire: une demande sociale

 

Tous ces mécanismes entrevus dans sa construction et son renforcement amènent à la conviction que le visionnaire correspond à une demande sociale.
Celle-ci n’est pas seulement relative à la prévision, mais surtout à sa personnalisation… ce qui renvoie à des motifs beaucoup plus troubles.

Le visionnaire prédit grâce à un esprit supérieur et le culte qu’il génère présuppose que l’on considère cette voie d’accès au futur comme la seule possible. Il s’assimile ainsi à une version moderne de la Pythie.

Son authenticité autoriserait à penser que des esprits supérieurs existent et veillent sur nos destinées.

La demande sociale en cause s’assimile-t-elle donc à celle qui fonde les religions? Le visionnaire n’est-il, au final, qu’une superstition nuisible?

On peut aussi le voir comme un fait historique, objet possible d’analyse, utilisable pour essayer de comprendre comment ont pu se manifester à une époque très antérieure certains des principes qui  nous ont amenés à nos pratiques actuelles.

Telle fut l’idée de la première partie de cet article (lien).

On trouvera, sur ces questions, un développement très intéressant  sur le blog de François-Bernard  Huygues

 

 

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