«tu ne sais pas vraiment ce que tu entends par “ futur ”»

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«tu ne sais pas vraiment ce que tu entends par “jeu”»


autour de Wittgenstein

Après avoir confronté des éléments généralement reconnus comme faisant partie des “jeux”, Ludwig Wittgenstein s’est interrogé sur ce qu’il y avait de commun entre eux: jeux de balles, de cartes, de dés, de damiers, jeux à caractère sportif, jeux solitaires ou compétitifs… jeux de hasard… il ajouterait aujourd’hui les jeux vidéo. Il conclut son exploration par la phrase d’en-tête «tu ne sais pas vraiment ce que tu entends par “jeu”». Cet exposé, au demeurant très séduisant, l’amène à l’idée “d’air de famille” pour caractériser ce qui fonde les ensembles hétéroclites exprimés par les mots (*)… conclusion d’autant plus décevante qu’elle confère à cette notion la dimension d’une synthèse.
Or:
  • l’air de famille établit des relations de proximité tout aussi étroites avec des éléments qui n’appartiennent pas à l’idée de jeu (les duels, les rapports sexuels, le tir de missiles, la Bourse…), alors qu’en dépit de leur caractère ludique, des activités telles que la lecture, la photographie, la promenade ou le zapping télévisuel n’en font pas partie.
  • cette relation d’air de famille appliquée “à la chaîne” amène beaucoup trop d’éléments à ne présenter “aucun” caractère commun (le cerf-volant, le basket-ball, la roulette, les mots croisés…)
Ceci provient du fait qu’il est impossible de “délimiter” un ensemble à partir d’une relation de similitude partielle entre ses éléments. En appliquant ce principe, on obtiendra toujours pour chaque mot et de proche en proche, la totalité des créatures et objets connus (voir “deep learning: ce qu’une machine ne pourra pas apprendre”). Or un mot exprime un ensemble “à peu près fini”, même s’il est mal fini. Il y a donc obligatoirement autre chose que “l’air de famille”.
Il est important de noter que cette notion, outre ses imperfections, relève d’un constat effectué à postériori, sur un ensemble existant que l’observateur examine, alors que l’idée de jeu à sans doute agrégé dans le temps des composants qui, au moment où ils sont apparus, ne disposaient pas de registres d’inscription sensiblement meilleurs que celui-là. L’air de famille a pu fonctionner “à un moment donné”, avant de souvent se perdre un peu plus tard. Le mot “jeu”, et au-delà les mots en général, se nourrissent d’un processus historique de construction-altération-déclinaison d’éléments incorporés plus ou moins “par défaut” au cours du temps.
“Au cours du temps”… cette dernière dimension intéresse plus particulièrement notre propos.

le futur et les mots

La préfiguration du futur s’opère avec les mots d’aujourd’hui. Bien que difficilement contournable, ceci constitue le biais le plus critique de la prévision, et ce, pour plusieurs raisons
  • on le sait, le futur va se construire – aussi et peut-être surtout – autour de mots nouveaux désignant des concepts qui n’existent pas encore (comme ce fut le cas, en leur temps, de l’électricité, de l’informatique, d’internet …). Notre pensée du futur s’en trouve donc profondément dénaturée.
  • les mots peuvent être considérés comme les organismes de l’écosystème des idées. Ecosystème signifie système vivant. Ecosystème signifie que l’ensemble est affecté par toute transformation d’une quelconque de ses parties (ici, les mots, voire les groupes de mots).
  • les tendances les plus évidentes d’aujourd’hui vont donc s’appliquer à des concepts voués à se dissoudre, à se recomposer, à changer de nature.

«tu ne sais pas vraiment ce que tu entends par “robot”»


Qu’y a-t-il de commun entre un robot humanoïde, un robot industriel, un drone, un robot-texte, un nanorobot? Wittgenstein conclurait «tu ne sais pas vraiment ce que tu entends par “robot”». Cependant, sa notion “d’air de famille” nous aiderait beaucoup moins qu’une autre approche déjà envisagée dans un ancien billet (voir “approcher l’inédit à partir de la théorie des prototypes”) et qui s’appuie également sur l’idée d’une similitude, mais d’une similitude “polarisée”, et envisagée par la distance plus ou moins grande à la représentation jugée centrale d’un concept, telle que proposée par Eleanor Rosch (1973) dans son étude intitulée “Natural Categories“ (w)
Lorsqu’il catégorise un objet ou une expérience du quotidien, l’être humain s’appuie moins sur des définitions abstraites des catégories que sur une comparaison entre l’objet en question et ce qu’il juge être le meilleur représentant d’une catégorie
Or, le meilleur représentant d’une catégorie (équivalent du “mot” chez Wittgenstein) change au cours du temps: l’humanoïde le fut longtemps pour le robot, mais il est clair qu’il ne l’est plus. La représentation initialement centrale glisse insensiblement vers la périphérie tandis qu’un élément jusqu’alors périphérique la remplace.
Les conséquences de ces translations engagent et révèlent des transformations profondes: si la représentation centrale de l’oiseau glisse du moineau vers le canard, cela signifie que “l’oiseau” devient plus gros, qu’il ne fait plus cui-cui, que ses couleurs deviennent plus chatoyantes et qu’il devient amphibie. D’autres oiseaux tels l’oie ou le cygne, se trouvent ramenés vers le centre alors qu’ils appartenaient à une lointaine périphérie.
Tout ce qui va alors “se penser” autour de l’oiseau va s’appuyer implicitement sur cette nouvelle représentation (voir: “penser le futur comme si c’était un oiseau”). Tout ce qui va “se penser” autour de l’oiseau aurait été différent si le glissement s’était effectué en direction… d’un rapace.
Il en va de même pour le robot. Personne n’aurait imaginé il y a cinquante ans que ce mot pourrait un jour désigner autre chose qu’un androïde. À l’inverse nombre de produits associés à l’idée de robot auraient pu tout aussi bien appartenir à des catégories telles que les jouets, les armes, les prothèses, les radars, les automates… qui à partir de là auraient fait l’objet de nouvelles représentations.
Cette émergence de nouvelles représentations ainsi que ce glissement des représentations associées aux mots présentent l’intérêt de s’inscrire dans la durée, ce qui permet l’observation de ce qui peut s’envisager comme “un autre type de tendance”. Ce nouveau type de tendances, interne au concept lui-même, concernerait une dimension – osons le mot – “qualitative”. Il s’opposerait (ou complèterait) les tendances quantitatives habituelles, celles qui permettent de se faire peur avec des exponentielles.

«tu ne sais pas vraiment ce que tu entends par “futur”»


Par extension, on peut appréhender de la même façon la notion de “futur”. Il y a un demi-siècle, il se comprenait comme engageant le cosmos, l’accroissement exponentiel des vitesses, les robots humanoïdes, l’épuisement des ressources. Aujourd’hui, ces représentations sont devenues périphériques: la représentation centrale du futur s’appuie sur le traitement massif de données, la génétique, le réchauffement climatique… chacun de ces “mots” s’appuyant lui-même sur une “représentation centrale”… elle-même vouée à évoluer. Et c’est très normalement que de nouvelles projections en découlent :
la pensée humaine dépend de la représentation mentale des possibilités (**)
Ne serait-ce finalement pas de cette façon que le futur se dessinerait pour nous le plus nettement… par l’interprétation des déplacements de sens et de représentations affectant les mots qu’on utilise pour en parler?

(*) Le terme savant pour évoquer “l’air de famille” serait “polythétique”

Un terme polythétique se caractérise par un ensemble de traits: pour que le terme s’applique à une chose, il suffit que cette chose possède un sous-ensemble assez large de ces traits; il n’est pas nécessaire, en revanche, qu’elle les possède tous ni qu’elle en possède aucun en particulier. — (Dan Sperber, La contagion des idées, 1996)

(**) Histoire des possibles – Quentin Deluermoz & Pierre Singaravélou

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