Hasard & futurologie: du hasard qui crée au hasard qui révèle

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Le hasard et la question de sa définition


“Tout ce qui existe est le fruit du hasard et de la nécessité” selon (peut-être) Démocrite, idée reprise par le prix Nobel Jacques Monod dans son ouvrage éponyme. Tandis que: “Dieu ne joue pas aux dés”, disait Einstein et que “Le hasard n’existe pas” selon Karl Otto Schmidt.

Problème passionnant, le hasard se montre assez réfractaire aux définitions et typologies. Pour certains, le lancer de dés ne relève pas du même hasard que la rencontre fortuite, car la seconde aurait pu ne jamais se produire, alors qu’un résultat est obligatoirement attaché au premier. Les deux cas seraient-ils aussi distincts s’il y avait… un million de faces sur un dé?

Le hasard serait attaché à l’absence d’intention, voire plus largement de causes identifiables. Ainsi, un panier réussi par un basketteur depuis le milieu du terrain ne devrait rien au hasard puisqu’il y a “intention”. Pourtant, le joueur ne reproduira peut-être jamais cet exploit même avec des dizaines d’essais.

De quel type est le hasard lorsque des intentions existent, mais qu’elles sont non coordonnées comme dans le jeu surréaliste du cadavre exquis (ici, Man Ray, Joan Miro, Max Morise, Yves Tanguy)

CadavreExquis

Comment se positionner par rapport au hasard si l’on ne parvient même pas à le définir? Or, une réponse à cette question conditionne le statut de la science elle-même. Ce qui en fait un problème épistémologique

L’épistémologie (du grec ancien epistếmê « connaissance, science » et lógos « discours ») désigne soit le domaine de la philosophie des sciences qui étudie les sciences particulières, soit la théorie de la connaissance en général.


Le paradoxe “épistémologique” du hasard


Selon cette citation (approximative) dont j’ai hélas perdu l’auteur (merci d’avance au lecteur qui pourrait me le retrouver):

Si Newton s’était demandé “pourquoi cette pomme est-elle tombée sur moi à cet instant précis?”, il aurait pu écrire l’histoire d’une pomme. Or il s’est demandé pourquoi les pommes tombent et il a pu écrire la théorie de la gravitation”

La chute des pommes, “en général”, est une problématique scientifique, celle d’une pomme “en particulier”, une problématique littéraire.

Tout objet d’étude posé dans sa singularité d’élément renvoie au hasard quand la science se donne pour objet de modéliser le comportement des ensembles, dès lors implicitement posé comme explicable, voire comme déterminé.

Attention, “ensemble” doit être vu comme une position d’étude, pas comme une grandeur: une galaxie envisagée comme singulière est un élément, si elle est vue comme l’ensemble de tout ce qu’elle contient ou comme la représentante de “l’ensemble des galaxies” (c’est-à-dire ce en quoi elle est semblable à toutes les autres), elle est un ensemble. Il en ira de même pour le spermatozoïde… ou pour l’aurore boréale.

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Ce qui nous amène au paradoxe suivant: un raisonnement scientifique, qui travaille sur les règles, ne peut pas s’appuyer sur des exemples concrets, car ceux-ci constituent autant d’histoires particulières… et par là même, largement tributaires du hasard. Inversement, les tenants de la toute-puissance du hasard ont à leur disposition une pléthore d’exemples concrets… sans signification puisque n’ouvrant pas à une approche globale.

Le hasard est partout… ou nulle part. Le hasard est un point de vue.

Pour introduire un retour vers la futurologie, on trouvera ici une liste de découvertes “dues au hasard”. Or, on peut prétendre qu’il y a probablement une part de hasard dans “chaque découverte prise séparément” (ne serait-ce que celle qui est due à la rencontre de ceux qui y ont participé), ce qui n’empêche que les découvertes sont “généralement” réalisées… par ceux qui cherchaient (ce qui s’avère généralement nécessaire au moins pour les identifier en tant que découverte).


L’autre approche du devenir: les macro-forces


Le fait que quelques-uns opèrent un retour à la terre n’empêche pas, globalement, la croissance de l’urbanisation. À l’automne, les feuilles des arbres peuvent tomber n’importe où, avec une probabilité supérieure au pied de l’arbre. Par vent fort, toutes les feuilles se retrouveront au même endroit (contre un écran minéral ou végétal, ou dans l’eau…)… c’est d’ailleurs sur ce principe que fonctionne le souffleur à feuilles. Dans ce cas, prévoir le futur ne consiste plus à s’intéresser aux feuilles… mais au vent.


Retour sur une icône du hasard: le post-it


Le cas de cette icône du hasard et de la sérendipité qu’est le post-it  est intéressant à plusieurs titres.

Rappelons tout d’abord que cette colle qui ne colle pas a certes été inventée par accident… mais par un chimiste de chez 3M.

Cet objet s’inscrit dans l’univers des colles, en plein essor à cette époque où ont été offertes à la grande consommation des colles de plus en plus spécifiques à chaque usage. Cette orientation de la chimie vers les colles et vers les débouchés de la grande consommation était vouée à amener, tôt ou tard, à un produit de ce type.

À cette époque, l’idéologie montante du produit jetable appelait la disparition du support traditionnel de l’écrit: le cahier… dont l’avantage, devenu inconvénient, était de tout mémoriser. Penser en termes de notes éphémères c’était alors commencer “aussi” à inventer le post-it… par une autre voie.

Dans l’invention de cette icône du hasard, le poids du hasard n’est donc pas si flagrant.

Il parait même difficile de penser que le post-it aurait pu “ne pas être inventé”… et spécialement à cette époque. C’est la conviction à laquelle on arrive fréquemment quand on remonte depuis l’objet particulier vers les ensembles et processus qui le contiennent.


Une découverte comme métaphore de la découverte


sous-marin

D’après cette nouvelle récente

Près de 1 500 nouvelles créatures ont été recensées en 2014 dans les océans du monde, dont un dauphin bossu et une méduse géante, et les scientifiques responsables de cette étude pensent que la plupart des espèces marines restent encore à découvrir.

Identifier de nouvelles espèces signifie en premier lieu les rencontrer. Or, chaque rencontre particulière est le fait du hasard.

Pour le scientifique, il en est de même pour les lois et les principes. Ils existent indépendamment du fait d’être ou non découverts. La science ne les crée pas, elle les identifie. Chacune de ces espèces marines existait avant d’être découverte… au même titre que la loi de la gravitation.

Ces nouvelles espèces ont été identifiées par des gens qui les cherchaient, mais qui ont su les chercher dans les zones les plus inaccessibles et les moins explorées, probablement avec des moyens nouveaux et avec des hypothèses nouvelles.

Si ces nouvelles espèces étaient des lois, ces nouveaux champs d’exploration seraient de nouveaux paradigmes scientifiques (voir aussi l’exemple “vers un nouveau paradigme scientifique né du bruit”)

S’il existe un hasard associé aux sciences: c’est celui qui “révèle”.


hasard & futurologie


Le retour à la futurologie peut s’opérer à travers deux questions:

  1. Pourquoi ce domaine est-il perçu comme plus sensible que les autres au hasard?
  2. Comment s’opère (ou doit s’opérer) la relation entre le particulier (le phénomène) et le général (la pratique sociale dominante en devenir) dans la pensée du futur?

…et quelques hypothèses de réponse

  • L’explosion de recherches tous azimuths et leur médiatisation banalisent l’idée d’une infinité de possibles. La prévision s’assimilant à un concours de pronostics… parait dès lors tout devoir au hasard (voir: “anatomie des possibles: qu’est-ce qu’un BON possible?”)
  • Des concours de pronostics aux prophéties plus ou moins religieuses, des jeux de stratégies aux cartomanciennes, des promesses politiques de lendemains qui chantent aux dystopies de la science-fiction, de solides connotations de charlatanisme sont attachées à la futurologie, et ce depuis longtemps. Faire de la prévision un exercice de charlatans, c’est “commencer” à argumenter sur le hasard.
  • Le techno-scientisme ambiant amène à voir la technologie comme vecteur unique d’évolution des pratiques sociales. C’est donc “logiquement” que le hasard de l’évolution découlerait de l’aléatoire des découvertes.
  • Les exigences du commerce et des médias privilégient les échéances courtes. Chaque mode se vend comme une rupture. Cette survalorisation des “cas particuliers” (voir ci-dessus) et le rythme effréné de leur renouvellement perturbent l’identification de tendances et imposent l’idée de chaos, cousine de celle de hasard (voir “biais cognitifs: prévoir un futur posé comme imprévisible”)
  • Le hasard est à la mode. Il s’est même vu doté de vertus magiques, que ce soit celles de la sérendipité, ou antérieurement celles de l’hypertexte (voir “la révolution… de la mort de l’hypertexte”)

Si l’on postule l’existence de macro-forces de types “économique” ou “idéologique”, la technologie ne s’inscrit plus dans une relation directe de cause à effet, mais dans un “processus” sur lequel pèsent d’autres instances (voir: « 5 principes pour une futurologie de la métamorphose”). Dès lors, le hasard change de nature pour devenir… probablement “autre chose”… de plus ouvert à une approche générale… donc potentiellement plus scientifique, comme évoqué dans un précédent billet (voir: “la percolation: une base théorique pour analyser l’évolution”) .

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