le futur de l’argumentation

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Déduction, induction, abduction: telles sont les trois grands modes d’argumentation. Quel sens faudrait-il donner à une possible évolution du poids de chacun?

Car si un régime totalitaire soumet par la contrainte, une démocratie soumet principalement par la persuasion. L’idée d’un futur démocratique amène donc à s’interroger sur le futur… de l’argumentation.


délimiter le champ de l’argumentation


Celle-ci n’est mobilisée que dans “l’incertain”. Un argument est potentiellement discutable et n’existe qu’en l’absence de preuve. Or, de nombreux billets ont été consacrés aux différents mécanismes qui aboutissent à la corruption du “vrai” . Le naufrage de “la preuve” qui en découle devrait donc amener à une consolidation des argumentaires dans tous les domaines. Or, comme nous allons le voir, tel n’est pas le cas.

Tout ce qui est discutable n’appelle pas obligatoirement une argumentation. Son terrain n’est pas celui du bavardage. La nécessité d’argumenter est liée à l’existence d’un minimum d’enjeu, justifiant l’envie de convaincre. Soit une limitation “vers le bas”.
Le champ de l’argumentation est également limité “vers le haut”. L’existence de Dieu n’appelle pas d’arguments pour le croyant… ni d’ailleurs pour l’incroyant. Il en va de même pour des thématiques très générales telles que “la domination”. Depuis des millénaires, partout dans le monde – et en dépit de l’existence de reines – la femme a toujours été considérée comme inférieure à l’homme. Sur le plan strictement logique, cela peut signifier… soit qu’elle l’est… soit que la domination de l’homme l’a maintenue en cet état. Dans le premier cas, l’infériorité de la femme est “la raison” de la domination de l’homme, dans le second, elle en est “la conséquence”. La relation de cause à effet est logiquement indémontrable, elle ne peut s’établir que sur la base d’une croyance.

Il y aurait donc toujours quelque chose “au-dessus” de l’argumentation qui en délimiterait le champ “vers le haut” . Dans le domaine des sciences, ce serait, selon Thomas Kuhn, le paradigme dominant de la pensée scientifique à une époque donnée.

Dernier paramètre: l’interlocuteur… son niveau de connaissance du domaine, son vocabulaire, ses motivations. La volonté d’élargir son auditoire va dès lors toujours consister à opter pour des arguments nécessitant une connaissance de moins en moins approfondie du domaine et un vocabulaire de plus en plus simple… au service d’un argumentaire … forcément de plus en plus faux. (voir “l’inéluctable dérive vers la promotion du faux”).

déduction, induction, abduction


La déduction est ce qui se rapproche le plus de la preuve. En ce sens, elle correspond à une position limite en matière d’argumentation dans la mesure où elle n’est pas contestable. “En logique”, il y a déduction lorsque la vérité de la conclusion découle directement de celle des prémisses. Étant constituée d’un enchaînement de propositions qui respectent des règles définies et sans recours à l’expérience (*), elle s’apparente à un raisonnement mathématique. Le mot s’est progressivement banalisé pour désigner n’importe quel type d’enchaînement rigoureux de propositions. Dans son sens “authentique”, on en trouve peu d’exemples dans la pratique courante.

L‘induction, à l’inverse, ne s’appuie que sur des faits, et plus particulièrement sur leur répétition. La répétition d’un phénomène est posée comme augmentant la probabilité de le voir se reproduire. Ce mode d’argumentation exploite particulièrement les statistiques. Exemple-type de raisonnement par induction: une prévision sur la base de la loi de Moore. Car la répétition d’un phénomène brut intéresse de moins en moins. Elle ne constitue pas un événement. L’induction ne crée l’événement – aujourd’hui indispensable dans la communication – que dans la mesure où la répétition révèle ou confirme une tendance. D’où deux scénarios possibles:
  • soit l’accumulation des données disponibles (vraies ou fausses) autorisera d’autres lectures et donc… la contestation des prémisses – cas devenu le plus fréquent –
  • soit la tendance sera majoritairement admise et dans ce cas les données qui lui sont liées fonctionneront comme des preuves, éliminant par là tout recours à une argumentation (voir plus haut). Dans ce cas les controverses s’appliqueront aux effets attendus de ladite tendance et s’opéreront sur le modèle de l’abduction (voir ci-après)
L‘abduction – dite aussi “inférence à la meilleure explication” – est la démarche par laquelle une conclusion est dégagée de l’observation de plusieurs faits de natures différentes. Un exemple en est la plaidoirie finale d’un procureur qui, après avoir résumé les principaux acquis de l’enquête, conclut que l’explication la plus plausible est que le prévenu a vraisemblablement commis le crime dont il est accusé.
Fondée sur des hypothèses, l’abduction est considérée comme le plus riche et le plus “créatif” des modes d’explication. Revers de la médaille, elle peut être vue comme un “mille-feuille argumentatif” susceptible d’étayer à peu près n’importe quoi, notamment les théories du complot. Car l’accumulation d’un grand nombre d’arguments hétéroclites et de faibles valeurs est susceptible de donner une impression trompeuse de solidité globale. En matière d’argumentation, l’abduction permet de construire le meilleur ou le pire… c’est à dire, malheureusement… le plus souvent … le pire… beaucoup plus facile à construire que le meilleur.

les dérives de l’argumentation


L’émergence la plus déterminante dans le domaine qui nous occupe est évidemment celle du recueil massif des données. Aujourd’hui, plus aucune argumentation ne peut en faire l’économie. Les raisonnements par induction devraient être les grands bénéficiaires de cette évolution. Cependant, les choses sont un peu plus complexes, car cette pression des données a, en tout premier lieu, modifié leur statut.
  • Les données furent “les prémisses fondamentales” de l’argumentation. L’accumulation leur a fait perdre une grande partie de leur valeur.
  • Traditionnellement, elles représentaient “les faits”. Aujourd’hui, les données peuvent être choisies – voire recueillies – sur la base d’un préjugé. Elles occupaient, dans l’argumentaire, une position déterminante en amont. Elles occupent désormais une position surtout formelle… en aval. Mais, dès lors, où trouver des prémisses fiables?
  • Le culte actuel de l’événement ne donne une réelle capacité d’attraction qu’aux données inattendues… et aux arguments potentiellement inédits qui peuvent en découler. Ceux-ci sont perçus – au moins temporairement – comme plus vrais.
  • Le recueil massif de données produit … «un grand nombre d’arguments hétéroclites et de faibles valeurs donnant une impression trompeuse de solidité globale» (voir abduction ci-dessus). Cette tendance est consolidée par le biais dit de “corrélation illusoire
Les controverses ne naissent plus au niveau des arguments, mais au niveau des prémisses… elles-mêmes déterminées par des croyances préexistantes… celles qui n’appellent aucune argumentation, car installées au niveau où il est impossible de convaincre (voire ci-dessus). Il en résulte que ce qui conserve “la forme” de l’argumentation ne s’adresse plus qu’à un public déjà convaincu.
Ainsi tend à se généraliser le biais cognitif dit “de la tache aveugle
Le biais de la tache aveugle est un métabiais puisqu’il se rapporte à un mode de raisonnement erroné dans l’examen des biais cognitifs …/… Les individus ont tendance à penser que leurs propres croyances sont justes et que leurs sources sont sûres, mais que ceux qui tiennent des positions différentes sont affectés par des biais et que leurs sources ne sont pas fiables.

en guise de conclusion provisoire


Il faut néanmoins considérer que la construction d’un argumentaire a, de tout temps, été un exercice difficile. Il n’a jamais été simple, en outre, d’amener un interlocuteur à remettre en cause ses préjugés. Qu’y aurait-il donc de nouveau, aujourd’hui?
  • Le recueil massif de données tel que vu plus haut.
  • Les termes des controverses étaient par le passé davantage “préformées” (croyants contre incroyants, catholiques contre protestants, gauche contre droite … etc). Aujourd’hui, les individus veulent exister au travers d’une cause originale et de la communauté qui s’y rattache. D’où une suraccumulation de microcauses qui, portées par les réseaux sociaux, “tirent” les croyances et les prémisses dans toutes les directions.
  • L’ancrage souvent faible de ces microcauses amène leurs adhérents à privilégier les “questions de principe” et la nécessité d’un bannissement de certains mots et formules s’y rapportant. La liberté d’expression, fondement de la démocratie, est plus que jamais utilisée pour exiger des sanctions contre… les expressions des autres … jugées inacceptables… sur la base d’une quelconque microcause. Ainsi, quoi qu’on dise aujourd’hui, on est presque toujours l’illégitime de quelqu’un.
  • L’omniprésence et le savoir-faire dans la fabrication du “prêt à penser” de médias constamment à l’affût d’un … événement de communication… à amplifier.

Toute controverse tend à être remplacée par des affrontements entre des croyances… sur le modèle des guerres de religion.

Qu’est-ce qui va se maintenir dans le futur parmi les tendances observables aujourd’hui?

Pour répondre à cette question, il suffit de constater que les mouvements qui entravent l’acte difficile et exigeant de l’argumentation découlent… tous… de la paresse intellectuelle: croire – ou ne pas croire – est plus facile que tenter de démontrer. Or, le glissement vers le moindre effort est très difficile à contrarier.

La corruption du vrai évoquée en introduction n’amène donc pas un renforcement des argumentaires, mais au contraire un amoncellement de “vérités alternatives” prêtes à consommer. Quant à l’argumentation, elle n’évolue pas. Elle disparaît.


2 Responses

  1. Quentin Ladetto

    Bonjour M. Vignali,
    Très pertinent comme sujet que j’ai beaucoup apprécié! Seriez-vous d’accord de republier ce billet sur le site de l’atelier des futurs afin de continuer et ouvrir le débat ?
    Avec mes plus cordiales salutations,
    Quentin Ladetto

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