notre futur peut-il être non technocratique?

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La technocratie est ce par quoi tous les futurs pourraient se ressembler… et ne pas faire envie. Elle n’en est pas moins un des visages de la pensée rationnelle.

Cette ambivalence interroge. Comment la technocratie peut-elle être perçue aussi négativement quand la pensée rationnelle est reconnue comme le moins mauvais de nos outils d’analyse et de décision?

la technocratie et ses paradoxes


Le premier paradoxe du technocrate est que sa définition – si l’on ose dire – s’établit sur la base d’une vision collective clairement péjorative bien que très difficile à expliciter. Son fondement résiderait dans l’incapacité à prendre en compte les données humaines dans ses analyses et décisions.

Mais, de la religion à l’armée, en passant par tous les processus d’organisation collective, cela n’a-t-il pas toujours été le cas… et ce, jusqu’aux constructions utopiques elles-mêmes? L’idée de pouvoir ne contient-elle pas implicitement cette dimension? Prétendre prendre en compte “les gens” pour qui détient un pouvoir, n’est-ce pas être démagogue, c’est-à-dire… plutôt pire que technocrate?

De fait, un technocrate n’est pas un démagogue. Il n’est pas non plus raciste, sexiste, xénophobe, ni ouvertement hostile à de quelconques minorités. Mais que faut-il penser de cette “tolérance”? Doit-elle être mise sur le compte d’une certaine ouverture d’esprit ou bien, à l’instar de la novlangue de “1984”, est-elle liée au fait que le technocrate ne dispose pas de mots pour penser ces questions, simplement parce que, pour lui, ces problématiques n’existent pas? Un robot non plus n’est ni sexiste, ni raciste, ni xénophobe… ni démagogue.

L’espace du technocrate est un “univers virtuel” exclusivement constitué de logiques et de données assemblées selon des configurations permanentes. Rapproché d’une terminologie à la mode, l’univers du technocrate pourrait s’assimiler à un métavers … mais à un métavers sans images… un métavers intellectuel… accessible grâce à des “lunettes mentales” dont l’aura doté… sa formation (nous allons y revenir).

Ainsi, bien que souvent insidieux, le travers fondamental du technocrate se révèle par sa propension à promouvoir une action ou un processus nimbé d’évidence dans son “métavers”, mais totalement incompatible avec les contraintes de la vraie vie.

technocratie et connaissance

Une autre façon d’appréhender le technocrate a donné lieu à un ancien billet  où c’est le “consultant” qui lui prêtait son visage:
Le consultant est un produit (d’aucuns diraient une dérive) de la démocratie, c’est-à-dire d’un type de société où toutes les opinions étant libres de s’exprimer, toutes se valent. La cacophonie du débat appelle le besoin d’entendre “le vrai”. Le consultant est présenté comme celui qui “dit le vrai”. Il véhicule un propos qui dépasse les opinions pour se poser comme “connaissance”.
Cette “connaissance” supposée, qui dépasserait les opinions, est néanmoins équivoque dans la mesure où, bien que susceptible de participer à la direction d’une multinationale, le technocrate s’avérera totalement incapable de prendre en charge ce qui aurait pu être admis comme un préalable, à savoir “piloter une entreprise de petite taille”. Il a besoin qu’un problème devienne totalement abstrait pour pouvoir l’appréhender, au même titre… que les scientifiques… dont il ne fait cependant pas partie. Le monde virtuel du technocrate est en effet un monde “simplifié”, mais qui, à la différence de celui du scientifique, a vocation à le rester.
Pourquoi? Sans doute parce que la fonction du premier consiste à éclairer des choix quand le second est mobilisé pour l’amélioration de la connaissance sans souci de finalité. Ce qui amène à s’interroger sur la notion de “choix rationnel”.

l’idée de choix rationnel

La théorie du “choix rationnel” est la façon “philosophiquement correcte” de désigner un enchevêtrement de débats qui font rage depuis des décennies afin de tenter de pallier aux carences évidentes des approches exclusivement fondées sur l’intérêt personnel. Deux attitudes fondamentales en découlent:
  • l’attitude dite “conséquentialiste”: “je vise un certain but, et j’applique les meilleurs moyens permettant de l’atteindre, considérant les coûts et les bénéfices des différentes possibilités”. Cette attitude fondée sur l’anticipation d’un résultat amène à une démarche à caractère technique.
  • l’attitude non conséquentialiste: “je fais ce que je fais… parce qu’il le faut”, ancre sa rationalité sur les exigences d’une ligne de conduite indépendamment des effets qu’elle peut induire. Elle amène à une démarche à caractère idéologique.
Le technocrate se rend socialement acceptable en se présentant comme agissant sur la base de la première attitude… d’où son nom décliné de la racine “techno”. Ce postulat semble confirmé par l’immensité des données à prendre en compte dans les grandes problématiques qui nous gouvernent.
Les exigences d’une “ligne de conduite” seraient donc absentes de son raisonnement?
Pourtant, lorsque le technocrate envisage une thématique nouvelle pour lui dont les données sont peu disponibles, n’est-ce pas sur une logique qu’il va fonder son approche initiale? N’est-ce pas sur la base de cette logique qu’il va sélectionner des données? Et va-t-il renoncer à cette logique initiale en fonction des données recueillies? N’est-ce pas sur la base de sédimentations de ce type que ce sont constituées les grands raisonnements technocratiques d’aujourd’hui… et que le seront sans doute ceux de demain? Mais d’où pourrait bien provenir cette “logique initiale” si ce n’est de la main qui nourrit le technocrate et que celui-ci sera fortement incité… à ne pas mordre.
Les fondements les mieux installés du discours technocratique sont donc forcément issus des logiques les plus stables de la domination sociale et économique. Ce qui signifie que le raisonnement technocratique se développe principalement à partir des exigences d’une “ligne de conduite”. Il est donc fondamentalement “non conséquentialiste”… donc principalement idéologique… et donc beaucoup moins “technique”… et par conséquent beaucoup moins “objectif” qu’aurait pu le laisser supposer l’illusion première.
Objectivité : Qualité de ce qui existe en soi, indépendamment du sujet pensant. Fait d’être dépourvu de partialité

la technocratie: un espace de communication


La mission du technocrate consiste donc, au final, à traiter des données sur la base d’une logique préprogrammée… ce qui en ferait la fonction la plus facile à robotiser de toutes celles qui composent les systèmes de production ou de décision politique … plus simple encore que les métiers les plus prolétarisés… et sur la base d’algorithmes finalement plutôt simples. Son appartenance à “l’élite” devient dès lors incompréhensible… ainsi que les niveaux de rémunération indécents auxquels il peut accéder. D’ailleurs, ce sont d’éminents membres d’un gouvernement “d’énarques” qui le disent : «On n’apprend rien à l’ENA».
Assertion qu’on serait tenté de transformer en «On n’apprend rien… de tangible… à l’ENA». Car on y apprend sans aucun doute, ainsi que dans toutes les autres grandes fabriques de technocrates:
  • d’une part, à porter les lunettes qui permettront d’évoluer dans l’espace virtuel de la technocratie
  • d’autre part, à acquérir un langage de “communauté”, constitué de concepts, d’acronymes et des façons “normales” de les associer … qui permettra de se reconnaitre et d’exclure… tous ceux qui ne le maitrise pas.
Ce sont précisément les acquis de cette formation… et les interrelations de carnets d’adresses qui en découlent… qui fondent et consolident la fameuse “élite” technocratique qui nous gouverne.

en guise de conclusion provisoire


Notre futur peut-il être non technocratique?
En première analyse on serait évidemment porté à répondre “non”. On imaginera seulement que les technocrates du capitalisme d’aujourd’hui puissent être remplacés par les technocrates de l’écologisme de demain. Il se pourrait en outre que ce soit les mêmes.
Mais le paradoxe exprimé plus haut pourrait nous amener à quelques nuances?
Un technocrate authentiquement “conséquentialiste” – c’est-à-dire honnête – ne pourrait sans doute arriver qu’à la conclusion qu’une “intelligence artificielle” s’avérera bien plus performante… que lui-même… , et également moins coûteuse, plus rapide et plus réactive face aux évènements pour traiter des données massives, accumuler et évaluer des scénarios alternatifs en grand nombre… et de façon beaucoup plus “objective”. Un technocrate authentiquement “conséquentialiste” – c’est-à-dire honnête et rationnel – ne pourrait donc que faire l’apologie de sa propre disparition.
En fait, il n’est pas totalement exclu que cette évidence finisse par prévaloir et que la caste des technocrates disparaisse.
Les technocrates disparaitraient… mais pas leur mode de fonctionnement… qui serait seulement transféré à de … “vraies” machines.

Dans tous les cas, on doit pouvoir affirmer que notre futur sera technocratique.


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