Image: avec l’autorisation de gabriel dishaw – https://www.gabrieldishaw.com (1)
Si loin que l’on remonte dans l’Histoire, l’immense majorité des humains n’a jamais travaillé que pour assurer sa survie… une toute petite minorité pour s’enrichir. La grande consommation est apparue comme la seule et unique troisième voie jamais inventée (*) . Or, la catastrophe environnementale en préparation est supposée sonner le glas de la consommation, du moins, tel que nous l’avons connue depuis plusieurs décennies. Par ailleurs, l’érosion des classes moyennes, elle-même assez probable, devrait concourir au même résultat.
Mais la grande consommation est un système économique qui, né aux USA il y a un siècle et demi, a franchi les océans pour s’installer dans le monde entier. Au fil des générations, il a produit une culture. Il n’est plus possible de l’assimiler aujourd’hui à une simple vanne qui se refermerait. Les choses vont forcément être plus complexes.
Les deux grandes causes d’affaiblissement de la consommation évoquées ci-dessus pourraient, en effet, s’avérer beaucoup moins convergentes qu’il n’y parait.
consommation: les divergences d’une … convergence
La consommation c’est le choix. Le choix d’une catégorie de produits. Le choix d’un modèle à l’intérieur d’une catégorie. Pour certains sociologues la surconsommation peut se définir comme “une addiction au choix”, en marge même de la jouissance attendue des objets finalement acquis.
- La logique environnementale amènerait à se recentrer sur le nécessaire quand l’appauvrissement pourrait donner lieu, au contraire, à une surconsommation de superflu, car dans une société de consommation… on consomme… aussi longtemps qu’on peut consommer… et on “consomme petit et superflu” quand on n’a pas – ou plus – les moyens de consommer ou d’épargner “utile”.
La hausse des dépenses contraintes a pesé sur les plus pauvres. Selon le Crédoc, leur part est passée de 24 % à 48 % entre 1979 et 2005 (dernière donnée disponible) pour les 10 % les plus pauvres …/… Selon l’organisme, si l’on ajoute aux dépenses contraintes les dépenses incontournables (alimentation, transport, santé et éducation), l’ensemble pèse 87 % des revenus des plus pauvres.
- Si 87% des dépenses sont pré-affectées, le choix ne peut plus s’opérer que sur de la “petite consommation”… et la surcompression des dépenses contraintes va d’ailleurs fréquemment être préférée à une absence totale de choix.
- Tout produit proposé à la grande consommation est livré selon une “gamme”, qui décline la fonction en de multiples niveaux de réponses. La “gamme” est un concept de vente dédié à la classe moyenne. Elle permet de glisser “à l’intérieur du fonctionnel” … jusqu’à en sortir… par le haut (le luxe et tout ce qui en découle)… ou par le bas (sous-produits de substitution ou renoncement).
consommation: le futur de l’utile
La notion d’utilité est donc au coeur du débat sur la consommation. Or, en dehors même de la dérive “économique” possible vers le superflu postulée ci-dessus, beaucoup d’incertitudes planent sur le futur de l’utile:
- la dérive de longue date vers la consommation de loisirs qui questionne la notion d’utilité
- l’émergence d’une forme d’utilité virtuelle… ou espérée… comme celle qui amène à l’essor des jeux de hasard dont le produit brut annuel, en France, dépasse aujourd’hui les 10 000 milliards d’euros:
Avec un produit brut des jeux en augmentation de près d’un demi-milliard d’euros entre 2016 et 2017 …/… la dépense nette de jeu par habitant majeur s’établit à près de 200 euros
- le fait que l’utilité se raisonne fréquemment en chaîne de produits et de services (comme les exigences de déplacements, qui imposent la voiture, qui nécessite le permis de conduire … l’assurance … le parking… etc), ce qui induit soit une amplification des dépenses contraintes, soit l’abandon d’un pan entier de possibilités.
- le principe précédent, exploité du côté de l’offre, qui propose une “utilité globale” constituée d’un “agglomérat d’utilités” plus ou moins arbitraire (téléphoner et prendre des photos)
- les doutes évoqués dans un billet récent « la technologie peut-elle encore bouleverser notre quotidien?« sur la pérennité de l’impact que pourrait avoir la technologie sur notre quotidien. Or, c’est sur le quotidien que se fonde la grande consommation
“L’utile” et “la fonction” sont les clés de “l’usage pensé”. Elles se rattachent à la résolution de problèmes “explicites”, dans ce qu’ils ont de communicable et sous-tendent des normes sociales auxquelles tout le monde n’a pas accès pour des raisons diverses, mais le plus souvent économiques. La pensée de l’usage est une pensée normative.
Le terme d’individualisation est celui qui synthétise le mieux l’évolution progressive des valeurs des Français dans tous les domaines…/… Parler d’individualisation ne doit pas être confondu avec l’individualisme …/… L’individualisme, c’est le culte du « chacun pour soi »…/… L’individualisation correspond à une culture du choix, chacun affirmant son autonomie, sa capacité d’orienter son action sans être contrôlé et contraint.
Affirmer son autonomie sur la base d’un affaiblissement de ses ressources et d’une rupture avec la fonction, devrait logiquement diriger la “petite consommation de produits” vers l’apparence (la parure, la décoration, la customisation).
fonctions et technologies de l’invisible
L’émergence d’un grand nombre de technologies nouvelles va également influencer la consommation tant contrainte que choisie, mais un phénomène d’une tout autre nature pourrait venir accélérer cette dérive vers la parure: la marche vers l’invisible, que presque toutes ont en commun (hyper-miniaturisation, nanotechnologies, émetteurs & détecteurs de données, … etc…). Certaines implications ont déjà été mentionnées dans de précédents billets («Entre abstrait & concret, une autre idée de la matière» ou “ces gadgets qui nous annoncent un autre futur”):
la limite approche, celle du passage à l’invisible, où les appareillages individuels deviennent obligatoirement des implants permanents (il est concrètement difficile de mettre et d’ôter des dispositifs qu’on ne voit pas)
L’alternative à l’implant consiste à intégrer l’invisible dans des objets purement décoratifs qui auraient pour seule “fonction” – si l’on ose dire – de rendre amovible ce qu’on ne voit pas. On rejoint, par là, la propension des technologies usuelles, celles qui s’attachent le plus à l’idée de grande consommation, à se rapprocher du corps (voir «l’humain et le futur de la peau»)
Ce qui était tributaire d’un câblage a été libéré par les ondes. Ce qui relevait du matériel de bureau est devenu mobile, puis miniaturisé et associé au corps, comme les montres ou les kits mains libres. Les enceintes de salon sont devenues des oreillettes en attendant que les écrans de télévision deviennent peut-être de simples lunettes. Ce qui relevait du vêtement tend à se coller à la peau. Ce qui colle à la peau tend à s’y incorporer.
Les produits offerts à la consommation pourraient ainsi s’inscrire dans un dédoublement de ce que nous avons appris à percevoir au travers d’une synthèse: “la fonction sans forme” et “la forme sans fonction”.
en guise de conclusion provisoire
Arrêter là ce “déroulé” de causes et d’effets reviendrait à supposer que les individus soient majoritairement capables d’assumer une déviance esthétique… d’ailleurs sans aucun sens à grande échelle. En fait, la “forme sans fonction” (cheveux, vêtements, objets symboliques, bijoux, peintures corporelles, etc …) s’inscrit assez naturellement dans les représentations communautaires -voire religieuses -. L’évolution de la consommation pourrait ainsi devenir une des voies (pas la seule) par lesquelles l’appauvrissement alimenterait le communautarisme
(1) La consommation du futur par l’image – L’illustration d’en-tête a été retenue parce que … l’image de la femme a accompagné plus d’un siècle de publicité… cette sculpture est réalisée avec des déchets… qui plus est électroniques… soit deux manières d’évoquer notre consommation des trente dernières années… une technologie de plus en plus “corporelle”… que complète le rendu humanoïde de l’ensemble … qui incarne le futur.
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