Big Brother: si c’est lui qui nous guette, qui est-il ?

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Big Brother traine derrière lui un déjà long passé d’icône du futur. Ce compagnon de route n’est pourtant plus qu’un cousin de l’enfant d’Orwell qu’il a été.

Il n’en demeure pas moins une référence difficile à contourner: une étude a montré que dans plus de 100 articles consacrés à la surveillance, “1984” était, non pas la principale, mais la seule et unique référence littéraire utilisée.
Initialement associé à une technologie “d’anticipation” mise au service d’un totalitarisme on ne peut plus tangible (Staline était au pouvoir depuis 20 ans au moment de la publication de “1984”), c’est aujourd’hui dans des démocraties qu’il est invoqué avec insistance, alors que la technologie support est, par contre, devenue tout à fait crédible. En cela, le Big Brother d’aujourd’hui s’apparente à un négatif de celui d’hier. Autre étrangeté, il se conçoit indépendamment de la falsification de l’Histoire, de la corruption de la mémoire, de la double pensée ou de la novlangue qui, dans le roman, constituaient sa substance, alors que la technologie de surveillance pouvait s’y assimiler à un simple gadget. Dans “1984”, l’efficacité du contrôle doit tout à la dénonciation et à la confession, à l’instar des totalitarismes les plus classiques, voire les plus anciens, tels que celui de la Sainte Inquisition. Dans le roman, il est surtout impossible pour quiconque de se fier à qui que ce soit.

La pérennité de Big Brother est le signe que celui-ci occupe les vides associés à l’idée d’hypersurveillance, probablement les vides du “comment”, du “pourquoi”, voire du “pour qui”. Combler ces vides relève d’une nécessité de raisonnement qui finalement en inverse la logique: si l’hypersurveillance existait, elle se devrait d’être au service de quelque chose ou de quelqu’un et se devrait d’avoir un motif. Or certains éléments matériels tendent à prouver qu’elle existe… donc…

Big Brother s’entend comme une enveloppe globale où s’amalgament les procédures de la surveillance et son bénéficiaire supposé. Ce qui amène une première question: est-on certain qu’il y ait quelqu’un de l’autre côté de la caméra? En fait, non. C’est d’ailleurs sur cette incertitude que fonctionne le panopticon, prison imaginée par Jeremy Bentham à la fin du XVIIIème siècle, qui est aux érudits ce que Big Brother est au grand public.

Les prisonniers logés dans les cellules périphériques ignorent s’ils sont observés ou non, à un moment donné, par le surveillant positionné au centre. L’idée est que, dans ce cas, ils vont sans doute se comporter comme si ils l’étaient. Ce qui soutient l’idée qu’une partie de la surveillance siège dans l’esprit du surveillé.

Ceci est surtout vrai pour ses composantes les moins bien définies, qui dès lors ont vocation à être prises en charge par l’imaginaire. Car la perception de la surveillance a horreur du vide. Big Brother sert à le remplir, alors même que… paradoxe supplémentaire… il l’alimente. Il comporte toujours, en effet, une composante technologique, dont la puissance effective jamais très facile à estimer, consolide l’ambiguïté globale… donc au final lui-même.

Enfin, il n’est attendu que dans la mesure où la surveillance ne s’opère pas pour la bonne cause, ce qui peut être le cas dans des domaines tels que la sécurité (enfant, malade, personne vulnérable…)… soit un niveau supplémentaire d’indétermination, celle qui arbitre les rapports entre le bien et le mal, entrevue récemment dans la gestion d’une épidémie. Bien que la surveillance y soit intense et permanente, on ne se réfère pas à Big Brother dans un hôpital, une prison, ou pour les infractions routières. On ne s’y réfère pas davantage dans l’espionnage, domaine où le recueil d’informations est circonscrit à des cibles particulières.

Big Brother s’efface quand les finalités de la surveillance se précisent.

Or celles-ci subissent aujourd’hui un brouillage multiforme sous l’action de plusieurs facteurs.

  • Le voyeurisme tend à prendre pour cibles… des exhibitionnistes.
  • Les finalités de la surveillance sont dédoublées par le principe de la prestation de service: le surveillant collecte pour “vendre” des données que le “bénéficiaire final” consomme… parce qu’elles sont sur le marché.
  • Dans une démocratie, les modèles de comportements et d’opinions susceptibles d’être pris en compte par Big Brother sont, par définition, mal définis. L’approche des anomalies y est, par le fait, plus complexe, les “sanctions” supposées leur être appliquées plus incertaines.
Être de plus en plus tracé… mais pas directement par quelqu’un… ni pour quelque chose… est ainsi une situation qui, bien qu’absurde, peut néanmoins perdurer.

Big Brother est un fantasme… pour le dominant comme pour le dominé. Son “écosystème” est composé de toutes les créations de l’esprit qui peuplent l’illégitimité, l’incertain et le caractère global de la surveillance, de ses mobiles à ses effets, de ses agents à ses bénéficiaires. Qu’il n’agisse que dans le registre idéologique ne signifie pas pour autant qu’il doivent être assimilé à une simple superstition: le panopticon peut fonctionner même sans personne au centre.

Mais aussi longtemps que la référence à Big Brother restera très active, cela signifiera que l’hypersurveillance n’est pas établie… ou pour le moins pas encore. Le jour où les composants de celle-ci seront tous parfaitement identifiés, auront tous trouvé leur place… qu’il n’y aura plus de vides qui leur seront associés … on ne parlera plus de Big Brother.

Aussi longtemps qu’on en parle… tout va bien.


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