l’essor des acronymes: l’émergence brutale d’une légitimité

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Acronyme (source CNRTL)

Groupe d’initiales abréviatives plus ou moins lexicalisé. On les prononce comme s’il s’agissait d’un nouveau mot, «prononciation intégrée» (l’/Urs/) ou en considérant chaque lettre séparément, «prononciation disjointe» (/U.R.S.S./)«  (Dupr. 1980).

L’utilisation des acronymes s’est longtemps circonscrite au domaine des noms propres: pays (URSS), organisation (UNICEF), grandes entreprises (IBM), partis politiques (SFIO). Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

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Un mode d’expression économe, soit, mais pourquoi des acronymes là où les bons vieux diminutifs (métro, vélo, auto, frigo) avaient longtemps suffi.

 

l’acronyme et les évolutions fonctionnelles du langage

 

une terminologie qui accompagne le passage du concret à l’abstrait

 

Les premiers exemples évoqués ci-dessus donnent à penser que l’acronyme entretient une relation privilégiée avec le passage du concret à l’abstrait.

Les pays qui avaient historiquement porté des noms associés à leur “peuple de référence“ ont vu ces noms se doter d’attributs particuliers liés, soit à des regroupements d’états (USA, URSS), soit à des références à leur régime politique (RD pour “République Démocratique“). En fait, la quasi-totalité des regroupements d’états, quelle qu’en soit la nature, a produit une terminologie de ce type (ONU, OTAN, OCDE…). On pourrait même se demander pourquoi le Commonwealth y a fait exception… mais avec les anglais nous avons l’habitude 🙂

Pour les entreprises, le passage d’entreprises familiales à des sociétés anonymes a vu aux mêmes causes correspondre les mêmes effets.

Ainsi, pourrait apparaître une première voie par laquelle les acronymes auraient envahi le langage courant: l’obligation de partager une quantité croissante de données abstraites dans notre quotidien.

• La référence partagée supposant le recours à des mots simples.
• L’abstraction demandant plusieurs mots simples pour surmonter la difficulté de son expression.
• L’acronyme en phase finale pour alléger la construction de la phrase.

le canal de la technocratie

 

Ce processus a notamment accompagné l’essor de la technocratie.
Politiquement parlant, de multiples précautions sont généralement nécessaires pour élaborer le libellé d’un nouveau principe appelé à faire loi.
Dans ce domaine, que le fonctionnement démocratique rend peu créatif, les nouveautés ne sont produites que par déclinaisons d’éléments connus et doivent alors montrer leur singularité par rapport à ceux qu’elles remplacent (SMIC pour SMIG, là ou Minimum Salarial ne suffisait plus).

Ce principe tend à irradier l’ensemble du fonctionnement des institutions où judiciarisation et normalisation obligent à une grande précision dans les libellés:

• des tâches et des grades
• des documents de référence
• des phases de réalisation normalisées d’un projet
• …etc.

L’acronyme distingue les composants normalisés des routines de fonctionnement. Il agit comme une clé de tri, voire comme un titre de noblesse: là où la “réduction du temps de travail“ serait un phénomène, une tendance ou un choix, dire “RTT“ fait référence au droit.

La légitimité de l’acronyme étant établie au plus haut niveau, les exclus de cette aristocratie de l’acronyme tendent à en produire à leur tour pour nommer les constituants de leur quotidien professionnel, pour revaloriser leur pratique, ou selon le principe du “rejeter qui nous rejette“.

le canal des technosciences

 

Cette exigence de précision se retrouve dans le domaine des sciences et des techniques qui lui aussi introduit nuances, déclinaisons, décomposition et distorsions dans des principes existants pour en créer de nouveaux.
Là encore, l’acronyme fonctionne comme une clé de tri. Un fait scientifique ou technologique ainsi formulé apparaît, sinon maitrisé, du moins connu et répertorié. Dans le domaine technique, l’absence d’acronyme est un aveu de carence. Il est indispensable de tout “nommer“.

Il n’est évidemment plus de saison de rechercher des racines grecques ou latines pour baptiser de nouvelles technologies de microprocesseurs ou de stockage de données. Les acronymes produits dans ces domaines le sont sur une base anglophone.

Ce qui nous amène à un autre intérêt de l’acronyme. Il n’affiche pas directement de préférence linguistique et peut alors désigner, dans différents pays, un libellé anglophone en faisant l’économie de sa traduction, voire en donnant au locuteur l’impression de s’exprimer dans sa langue maternelle (SMS, GPS, ADSL).

Un mode d’expression très adaptatif

 

Cette convergence d’attributs particuliers et sa simplicité d’élaboration en font un mode d’expression économe et un principe d’adaptation à l’innovation ultra-rapide dans des secteurs qui aujourd’hui l’exigent.

acronyme: légitimité et dérives

 

Cette forme de vocabulaire est très particulière. Par rapport à un mot ou un ensemble de mots, on ne dispose pas de racines ou d’apparentements qui permettraient, au premier abord, d’en approcher le sens. Il suppose l’existence d’un pré-acquis chez ses utilisateurs.

L’acronyme n’existe que comme référence partagée.

De plus, installé au cœur du langage, il est utilisé pour remplacer les mots qui “font sens“ dans une phrase, ce qui interdit automatiquement toute compréhension de l’ensemble de la phrase pour un individu extérieur à la communauté. Il génère ainsi un ésotérisme qui tend à rendre très hermétiques les communautés utilisatrices.

Tout se passe comme si des communautés de spécialistes créaient un vocabulaire propre par obligation et que d’autres communautés, beaucoup moins spécialisées, en créaient par imitation ou par compensation.

Aujourd’hui, toute communauté tend à formuler sous forme d’acronyme ses termes d’usage les plus fréquents. Les “GG“ fleurissent dans les forums où l’on parle beaucoup de Google.
Professionnellement, une communauté n’ayant pas généré son propre ésotérisme apparaît comme dévalorisée à ses propres yeux.

L’utilisation d’acronymes n’est plus seulement légitime, elle est devenue socialement valorisée.

des voies différentes pour l’acronyme long et l’acronyme court?

 

un indicateur de pensée unique

 

L’emploi des diminutifs, admis dans le langage parlé, était beaucoup moins légitime dans l’écriture. L’acronyme, lui, est présent dans le parler et également dans l’écrit… mais pas dans n’importe quel écrit, pas dans l’écriture littéraire, uniquement dans celui de la communication d’entreprise (au sens le plus large). C’est d’ailleurs dans ce domaine-là que les exigences de précision qui le justifie sont les plus présentes.

Il révèle, par là, la progression dans la société d’un mode d’expression, donc de pensée, issu du monde de la grande entreprise publique ou privée (on ne fabrique pas d’acronymes dans les entreprises artisanales).

de l’ambiguïté de l’acronyme court

 

Hier réservée aux références très largement partagées, l’utilisation des acronymes s’est démultipliée et sa signification est devenue variable selon son contexte d’utilisation où “PC“ pourra signifier “Permis de Construire“, “Parti Communiste“ ou “ Personal Computer“.

Mais à ce niveau, trois questions (au moins) se posent:

• Lorsque PC peut recouvrir 70 définitions  (le dictionnaire des acronymes), la référence partagée ne commence-t-elle pas a l’être de moins en moins?
• Lorsqu’un acronyme ne comporte que deux lettres, peut-il renvoyer à un niveau de complexité inaccessible au langage courant (voire à un diminutif pour qui veut aller vite)?
• Lorsqu’un acronyme ne comporte que deux lettres, correspond-il à une “économie de mots“ significative par rapport aux termes sources?

un langage pour “NE PAS“  communiquer

 

Chercheurs, gamers, traders, geeks, monde du marketing, de la santé, du sport ou du droit … sont aujourd’hui incapables de communiquer entre eux et de moins en moins capables de le faire avec le commun des mortels. Ainsi, alors que les échanges s’internationalisent, des communautés tendent à se refermer de plus en plus hermétiquement autour d’un langage propre.

L’acronyme court se rapproche des différents modes d’expression communautaires (anglicismes abusifs, verlan, écriture phonétique et sabirs divers) dont la fonction principale est l’identification rapide des intrus.

des forces divergentes au niveau de la troisième lettre

 

L’acronyme long, à caractère technique, celui qui se donne pour objet d’exprimer un concept complexe, peut difficilement être construit avec moins de trois lettres… il en comporte souvent davantage. Il est généralement lié:

• au droit ou à la normalisation quand sa base est francophone
• aux sciences, aux techniques ou au monde de l’entreprise quand sa base est anglophone

A l’inverse, l’acronyme court sert principalement de ciment à une communauté non spécialisée et comporte fréquemment deux lettres, parfois trois … jamais plus. Il a une base francophone. Il est un artifice à caractère défensif, produit dans des communautés ressenties comme techniquement faibles par leurs propres membres.

des pistes en attente

 

un cas d’école d’émergence d’une nouvelle légitimité

 

L’acronyme exprime des concepts spécialisés avec un niveau de précision dont les mots usuels ne sont pas capables. Il est donc un outil de maitrise de la complexité. La contraction du sens sur quelques lettres s’inscrit par ailleurs dans un mouvement plus général de réduction de la taille des messages que l’on retrouve dans d’autres contextes.
Il a, par des processus différents (percolation), gagné la plus grande partie de la société (légitimité). A partir d’un certain niveau d’accumulation, sa légitimité étant acquise, il a dès lors envahit rapidement la plus grande partie des usages de communication… à la manière du téléphone portable (cf: hypothèse du “seuil de percolation“).

le symptôme d’une radicalisation

 

De multiples possibilités d’évolution se révèlent à partir de l’analyse de cette explosion actuelle des acronymes ( pensée unique, spécialités,  communautarisme…). Or ces évolutions apparaissent potentiellement radicales, potentiellement contradictoires et surtout extrêmement rapides. Une mutation importante est en train de se produire, mais son interprétation va nécessiter des recoupements avec d’autres fils conducteurs.

l’amorce d’une segmentation de population

 

Les bases anglophones et francophones des acronymes sont majoritairement associés à des groupes sociaux différents. Les acronymes francophones longs et courts correspondent à des principes d’élaboration et d’utilisation distincts. Et que dire des groupes qui utilisent pas ou peu d’acronymes (écrivains, travailleurs indépendants, artisans, commerçants, personnes âgées… etc…) sinon qu’ils correspondent probablement à des individus peu ou mal intégrés à ce que l’on a coutume d’appeler le “monde du travail“.

un des éléments d’une révolution du langage

 

En outre, l’acronyme est lié par d’autres articulations à l’évolution du langage. Compression et expansion y agissent conjointement. Il se comporte comme un mot simple, voire même comme moins qu’un mot dans la forme, alors qu’il représente un groupe de mots… c’est-à-dire un morceau de phrase. Il va donc avoir sa place dans la transformation actuelle des rapports entre “le mot et la phrase“ que nous allons envisager dans un autre article où il sera également question des algorithmes dédiés au langage.
D’autres phénomènes affectant le futur du langage (internationalisation et rôle de l’anglais, rapport du parler et de l’écrit…) entreront dans cette problématique aux implications incalculables tant sont étroitement liés langage et pensée (voir Hegel ou Nietzsche …).

 

 

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