le futur de la vie sauvage et de ses paradoxes

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Le concept de “sauvage” nous est présenté dans sa dimension fondamentalement paradoxale par le spécialiste entre tous qu’est Claude Lévi-Strauss:
un état qui n’existe plus, qui peut-être n’a point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent
… et sans doute futur. Essayons.


vie sauvage: l’évolution d’un concept


À ses débuts, le mot “sauvage” s’est appliqué à l’humain et très vite sous l’expression aux connotations religieuses de “bon sauvage

Le mythe du bon sauvage est l’idéalisation de l’homme à l’état de nature. L’idée que «le bon sauvage» vit dans un paradis sur terre avant le péché originel s’est développée au XVIIIè siècle, ayant ses fondations chez les explorateurs et conquérants de la Renaissance.
Mais le simple emploi du mot révélait déjà une prise de distance
L’anthropologie a montré que les qualificatifs «sauvage» ou «vierge» tels qu’utilisés par nos sociétés urbaines n’ont pas de traduction exacte au sein des communautés dites indigènes
Cette prise de distance initiale, celle du spectateur, a logiquement abouti à l’idée d’une frontière.
La première approche de l’idée de parc national a été formulée aux États-Unis en 1832 par le peintre américain George Catlin (1796-1872). De retour d’un voyage dans l’Ouest, il propose une politique de protection par le gouvernement d’un « parc contenant hommes et bêtes dans toute la beauté sauvage de leur nature ».
indians
Cette formulation moins archaïque dépassait l’homme pour approcher ce qui, dans un langage ultérieur, deviendrait l’écosystème. L’idée de protection met cependant en lumière le paradoxe inhérent au concept moderne de “vie sauvage” puisque celui-ci n’aurait pris naissance qu’avec la volonté de la contrôler. Or une “vie sauvage contrôlée” est ce qu’on appelle un oxymore: “sauvage” signifiant a priori non contrôlé, y compris quand il s’agit de qualifier un comportement.
La création effective de ces parcs allait en découler, mais un élément important allait en être soustrait… celui pour qui avait été inventé le concept à l’origine… c’est-à-dire l’homme. “Sauvage”, qui ne s’appliquait initialement qu’à lui, a commencé à désigner… tout le reste à condition qu’il en soit exclu.
En 1883, peu après la création de Yellowstone, premier parc national du monde, les indiens Shoshones présents sur ces territoires étaient déportés vers la réserve de Wind River.
Un autre glissement sémantique nous a menés de l’idée de “vie sauvage” à l’idée de “nature”. Quel sens faut-il donner à cette évolution sachant que “nature” et “naturel” sont devenus de plus en plus présents – voire omniprésents – au fur et à mesure que “sauvage” disparaissait?
“Sauvage” est sans compromis: il “est” ou il “n’est pas”… il ne peut pas être “un petit peu plus ou un petit peu moins”. À l’inverse, ce qui est associé à l’idée de “nature” peut être l’objet d’altérations progressives: on peut être plus ou moins naturel. Derrière ce jeu de mots, c’est un renversement complet de problématique qui s’installe, d’autant qu’on va retrouver une transformation aux effets similaires dans l’approche écologique.


la vie sauvage et l’écologie


Ainsi, dans la terminologie écologique, “écosystème” est en train de devenir “biodiversité”. On peut voir deux types de raisons qui expliquent d’une part la dissolution du premier et d’autre part l’émergence du second.

  • À l’instar de “sauvage” où l’emploi du mot annonçait la disparition de ce qu’il désignait, penser un écosystème c’est déjà le trahir dans une certaine mesure, car on ne sait pas le penser autrement que comme un “état” et plus précisément comme un “état d’équilibre”. L’écosystème pensé est une photographie, un mouvement artificiellement immobilisé. Or non seulement la quantité d’interactions que son existence suppose n’est pas maitrisable, mais tout écosystème se transforme comme il l’a toujours fait et cela… n’est pas gérable… car socialement, cela impliquerait un consensus sur ce qu’il faudrait permettre, encourager ou empêcher, sur ce qu’il faudrait considérer comme bon ou mauvais en termes d’évolution… ce qui n’a … à peu près aucun sens. Seules les disparitions massives et brutales peuvent être qualifiées de non naturelles et par là posées comme de “mauvaises évolutions”.
  • Même si celles-ci sont prises en compte ponctuellement comme condition de survie de l’une ou l’autre espèce, la biodiversité n’en reste pas moins un écosystème dépouillé de ses interrelations… ce qui signifie qu’elle n’est plus un système. Ainsi simplifiée, la biodiversité peut “se penser”. Elle le peut d’autant mieux aujourd’hui grâce au concours du recueil massif de données qui en permet une approche comptable.
Ainsi la “vie sauvage” qui n’existait qu’inscrite dans un écosystème s’est réduite à un catalogue d’espèces sauvages, vues comme constitutives d’un patrimoine, celles dont il faut éviter la disparition et qui sont progressivement envisagées pour elles-mêmes… en dehors de tout écosystème. Autour de l’idée de biodiversité, à l’instar de celle de nature, on devient capable de gérer non seulement le moins, mais aussi le plus
la Directive de 1992 de l’Union Européenne sur les habitats et les espèces (Article 22a) stipule que chaque Etat de l’Union Européenne (UE) doit « étudier l’opportunité de réintroduire des espèces originaires de son territoire lorsque cela peut contribuer à leur conservation ».
Ce qui amène un nouveau paradoxe: à priori, l’écosystème dans lequel la réintroduction d’une espèce est réalisée n’est plus le sien, ne serait-ce que parce qu’il s’est adapté à sa disparition. Une analogie pourrait être celle du retour d’un père ou d’une mère dans une famille après dix ans d’absence: être à sa place “en théorie”, mais ne plus y être dans les faits. Le système n’y est pas reconstitué, mais seulement perturbé à nouveau.
Nous sommes donc passés de références qui se voulaient “absolues” (sauvage & écosystème) à des références qui s’assument comme “relatives” (nature & biodiversité), c’est-à-dire ouvertes aux évolutions progressives et à l’approche comptable et stimulées par le recueil massif de données autour d’un objectif central de “régulation”. Tout nous mène donc à un mode de pensée beaucoup plus familier: celui de l’économie


la vie sauvage et l’économie


… dont découle la réorientation théorique actuelle lisible à partir du cas du “loup”:

Loup
Interpellé au Sénat, le jeudi 29 septembre 2016 …/… le ministre a défendu l’action du gouvernement pour limiter les dégâts causés par le prédateur, dont la population dans l’Hexagone est comprise entre 250 à 300 individus. Les aides ont augmenté, passant de 8 millions d’euros en 2012 à 22 millions d’euros.
On le voit, l’équilibre de ce nouvel “écosystème” est obtenu par incorporation d’éléments “strictement” économiques. Dans le cas du loup, il s’agit d’une part de l’existence d’une activité d’élevage assurant sa nourriture et d’autre part d’un principe d’indemnisation assurant la pérennité de cette activité. Ces deux éléments sont – ou vont devenir – l’un comme l’autre, indispensables, et par là s’intégrer comme composants à part entière dun nouveau type d’écosystème, à caractère hybride, qui n’est donc plus… exclusivement écologique.
Plus totalement écologique, mais pas véritablement économique non plus, au sens classique du terme, car 22 millions d’euros pour 250 à 300 loups, cela représente tout de même environ 80 000€ par an et par loup … ce qui ne découle pas d’un raisonnement économique pur et dur… surtout pour un animal qui n’est pas en voie de disparition. La controverse sur le sujet n’est cependant pas l’objet du présent billet qui voudrait en rester à la question posée en introduction et plus particulièrement sur la connaissance de la façon dont s’articulent les forces économiques et idéologiques déjà régulièrement évoquées comme étant les déterminants de notre futur.
Pour ce faire rappelons ici la définition de l’expression “animal domestique
vivant dans la demeure de l’homme ou dans son voisinage, qui y est élevé et nourri, qui se multiplie en captivité et qui est modifié par rapport à la forme sauvage vivant dans la nature et recevant la protection de l’homme en échange de ses productions ou de sa seule présence, pour sa beauté, ou pour l’agrément
Dans ces conditions, le loup n’est certes pas encore complètement un animal domestique, mais … il s’en rapproche. Sommes-nous en train de réinventer le chien? On pourrait évidemment assurer sa subsistance pour beaucoup moins cher, mais ce qui manquerait, ce serait… l’idée de vie sauvage. C’est elle qui coûte 22 millions d’euros.
Encore faut-il mentionner que les racines idéologiques de cette idée sont profondes comme on peut le voir à partir d’un phénomène parallèle :
Ours, loups, lynx… Les forêts de Roumanie renferment l’une des faunes les plus variées d’Europe. Celle-ci s’est enrichie d’une nouvelle espèce : le chien. Ils seraient quelque 100 000 à vivre en milieu sauvage. Organisés en hordes, ils chassent, mais surtout effraient.
Pourquoi ?
« Les gens en milieu rural sont pauvres et s’ils doivent investir dans leur chien ou payer une amende, ils préfèrent s’en débarrasser…/… En 2014, on estimait à 300 000 le nombre d’abandons, nous savons qu’ils ont augmenté de façon alarmante. »
Quelle différence y a-t-il entre ces loups et ces chiens du point de vue de la vie sauvage? Pourquoi l’existence des premiers est-elle stimulée quand celle des seconds se pose comme une nuisance? Un animal élevé dans un zoo et relâché à l’âge adulte est-il sauvage ou domestique? Les contours de l’idéologie de la vie sauvage se dessinent par ces questions.
Une évidence cependant, l’emprise croissante de l’économie, de ses moyens, et même de ses concepts: l’animal hier domestique redevient sauvage pour des raisons économiques, l’animal sauvage ne peut le rester que grâce à l’économie. La création, re-création ou maintien d’un écosystème amène à l’idée de régulation. La problématique en devient ainsi strictement similaire à celle de l’économie. On y retrouve des hypothèses ultralibérales (le système est voué à s’équilibrer de lui-même… ce qu’il n’est pas en mesure de faire) et celles de la nécessité d’une régulation plus ou moins dirigiste (l’idée même de régulation étant l’antithèse de la vie sauvage).


vie sauvage: impasses et renouveau


Le futur de la vie sauvage est une impasse écologique, d’autant plus que la préservation ultime de ce qu’il en reste, rattachée à ce que l’on nomme “patrimoine” pourrait ne s’opérer qu’avec des moyens… très peu écologiques 

Après deux années de travail, les scientifiques du Brasilia Zoological Garden et de l’Agence Gouvernementale Brésilienne de Recherche Agricole, EMBRAPA, sont parvenus à récolter plus de 400 échantillons génétiques sur des animaux morts. Avec cela en main, les équipes vont tenter de cloner certaines espèces afin, non pas de repeupler la nature, mais de remplacer les animaux présents dans les parcs animaliers par des clones. Sauf en cas extrême d’extinction, les espèces clonées ne devraient donc pas être utilisées pour réintégrer la nature. Le premier clonage devrait être celui d’un loup à crinière, sélectionné aux côtés de sept autres espèces comme le tamarin lion à face noire ou le jaguar. La majorité des animaux choisis sont dans la liste rouge des espèces menacées. Cette solution bien que très controversée sonne comme l’ultime recours face aux dégâts causés sur les espèces végétales et animales. Les Etats-Unis et la Corée du Sud travaillent également sur des projets de clonages.
Socialement parlant, la vie sauvage, creuset de tous les paradoxes, n’existe qu’au travers d’une représentation. Encore faut-il que cette représentation ne constitue pas, en elle-même, un problème écologique supplémentaire. Ainsi, le “Great Smoky Moutain National Park”, le plus fréquenté des parcs américains, a accueilli en 2015, 11 millions de visiteurs . Cette incursion est-elle compatible avec l’idée de protection qui a présidé à la constitution de ces parcs? Ce problème d’exclusion mutuelle entre le spectacle et le spectateur s’est déjà posé dans d’autres domaines comme celui des peintures rupestres où ont émergé des solutions qui pourraient préfigurer le futur d’une représentation de la vie sauvage respectueuse de son objet. Celle-ci déjà montrée en VR dans des parcs dédiés comme le Futuroscope , ou enrichie de simulateurs de déplacements comme au Samsung Life Changer  pourrait bénéficier de la démocratisation de la réalité virtuelle grâce à l’essor des lunettes individuelles.
Nature_VR
Ultime paradoxe, l’absorption de l’écologie par l’économie, catastrophique en apparence, pourrait au final permettre le renouveau de la vie sauvage sous l’impulsion d’une forme d’économie non conventionnelle de plus en plus active aujourd’hui.
On le sait, les milliardaires ne savent pas quoi faire de leurs milliards et sont donc disposés à payer n’importe quoi à l’exception des gens qui travaillent pour eux – surtout si c’est bon pour leur image et déductible de leurs impôts – c’est ce qui leur tient lieu de culture.
C’est donc avec un niveau de confiance élevé, comme disent les météorologues, que l’on peut prédire que les milliardaires financeront la vie sauvage… dès qu’ils se seront lassés des musées d’art contemporain.
Museum_Art_Contemporain
*** Dans la mini-sélection de musées d’art comtemporain privés opérée ci-dessus on reconnaitra de gauche à droite: Arnault, Pineau, Niarchos, Broad, Samsung

 

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