faire parler les disparitions: une autre approche du futur

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Les extrapolations technologiques ne partagent qu’avec les catastrophes la capacité à produire de l’inédit. Cette recherche obstinée de l’inédit mobilise nos recherches et canalise notre imaginaire au point qu’il est devenu très difficile de penser le futur autrement que par des “émergences” de nouveaux produits, de nouveaux usages, de nouveaux possibles. L’approche du futur par les disparitions pourrait présenter l’intérêt de s’affranchir de cette mainmise de la technologie puisque, s’il est facile d’admettre que celle-ci est la clé des “apparitions”, elle est rarement seule en cause dans les “disparitions”. Cette hypothèse, déjà testée sur les disparitions de mots, mériterait d’être élargie à des “concepts sociaux représentatifs” d’un passé, si possible récent. L’idée serait de mettre en lumière d’éventuelles “constantes” dans la dynamique des disparitions d’hier pour ensuite les appliquer à des concepts sociaux d’aujourd’hui. Les concepts retenus pour effectuer ce premier test seront ceux “d’ouvrier” et de “mère de famille”.

la disparition de l’ouvrier


De l’intérieur comme de l’extérieur, “ouvrier” fut longtemps perçu comme l’ensemble le plus homogène de la société moderne et comme un groupe social – peut-être le seul de l’Histoire – à être porteur d’une utopie. Au monde ouvrier s’attachaient la solidarité, la valeur du travail et la conscience d’une force collective, valeurs à la fois cohérentes avec ses origines paysannes et avec l’histoire de ses luttes. Tout le monde sait comment cette utopie s’est terminée, mais là n’est pas le coeur de notre propos du jour.

  • Tout d’abord, il faut observer que le déclin de l’utopie communiste, qui a largement précédé sa chute, a coïncidé avec la montée en puissance de l’idéologie américaine, contre-courant porteur des principes exactement inverses: réussite individuelle, compétition, opportunisme, valorisation de l’inégalité et … consommation.
  • Il faut également observer que, sur les lieux mêmes du travail, des dérives sémantiques ont affecté ce “bloc” initialement compact. Le cheval de Troie de sa destruction fut sans doute ce dédoublement apparu entre “ouvriers qualifiés” et “ouvriers spécialisés”, la “fierté ouvrière” n’appartenant progressivement plus qu’aux premiers, c’est-à-dire à une “petite” partie de l’ensemble. Les “OQ” ont commencé à ne plus se reconnaitre dans le monde des “OS”, et réciproquement, d’autant que l’immigration installait entre les premiers et les seconds un mur supplémentaire qui a très vite rendu illusoire « l’unissez-vous » des « prolétaires de tous les pays », ne serait-ce qu’à l’intérieur de leurs propres entreprises. Et alors que les premiers devenaient “techniciens”, une part significative des seconds, ceux qui n’étaient pas “smicards”, devenait “chômeurs”.
  • Le développement de la consommation de masse a fait que rapidement les « prolétaires de tous les pays » ont eu l’impression d’avoir à perdre davantage « que leurs chaines ». En outre, faire des propriétaires dans la classe ouvrière pour les détourner du communisme fut un objectif “explicite” de la politique du logement social lancée dès le début du siècle dernier.
  • L’image ouvrière de rupture que présenta longtemps l’icône du groupe qu’était le mineur, trop noire et trop sale pour pouvoir s’assimiler aux autres classes sociales, s’est vue progressivement remplacée par celle de travailleurs plus “propres” et par là plus proches des représentations d’une classe moyenne véhiculées notamment par le cinéma américain
  • l’émergence du concept de “classe moyenne” imposa un intermédiaire dans un rapport qui n’était pas supposé en admettre: celui de “lutte des classes “.
  • De la mécanisation à l’instabilité, la dérive des métiers associés au monde ouvrier a progressivement affecté la stabilité du concept lui-même
Le concept d’ouvrier portait en lui-même plusieurs principes d’autodestruction “inévitables”
  • L’ouvrier, en devenant une force sociale reconnue, commença à bénéficier d’une représentation politique. Cette représentation institutionnelle se substitua à une représentation de terrain associée à des luttes, et fut prise en charge par des professionnels de la politique … donc des non-ouvriers, qui ont ainsi participé à la destruction de la culture ouvrière dont ils se sont rapidement éloignés par la perception des problèmes, par le langage, les fréquentations, les revenus.
  • Alors qu’ils manifestaient dans les luttes une fierté pour leur statut, les ouvriers mettaient tout en oeuvre pour que leurs enfants… ne le deviennent pas, surtout lorsque l’allongement des études permit d’envisager pour eux d’autres futurs.

la disparition de la mère de famille


Statut explicitement focalisé sur l’enfant, “mère de famille” signifiait surtout: “exclusif de toute autre occupation”. Ainsi, on ne l’employait pas à la campagne où la tenue du foyer, tâche pourtant dévolue à la mère, ne dispensait pas celle-ci de participer aux travaux de l’exploitation. “Mère de famille” a connu son apogée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale quand le nombre d’enfants a rapidement augmenté, que les structures collectives de leur prise en charge n’étaient pas encore ce qu’elles allaient devenir, que les tâches ménagères étaient encore lourdes, car pas encore assistées par un équipement domestique évolué. Les valeurs natalistes et religieuses, encore très actives à cette époque, nimbaient de vertu ce statut qui allait progressivement se dégrader en prenant des connotations d’oisiveté, sous les nouvelles appellations de “femmes au foyer” puis de “sans profession”, glissement sémantique du même type que celui qui avait affecté le monde ouvrier.

  • L’électroménager a rapidement simplifié les tâches domestiques, alors que l’émergence de la radio et surtout de la télévision offrait aux enfants une “occupation à domicile” qui ne nécessitait plus d’encadrement. On y retrouve un processus comparable à celui de la dérive des métiers sous l’influence des nouvelles technologies.
  • la perte d’audience de la religion a privé le statut de “mère de famille” de son aura traditionnelle, mouvement accompagné et radicalisé par l’argumentaire féministe. L’aliénation de la femme, associée au couple et aux enfants, mettait en cause frontalement la “mère de famille”, tandis que le développement des médias permettait la circulation d’un modèle de femme indépendante et socialement valorisée, plus séduisant pour les femmes… comme pour les hommes. On retrouve ici l’influence du cinéma et des médias, au service d’une idéologie prônant des valeurs opposées, déjà à l’oeuvre dans la désintégration de l’image du monde ouvrier.
  • l’attrait de la consommation, l’accès à l’automobile, l’accession à la propriété de son logement, ont progressivement impliqué la nécessité de deux salaires par ménage au moment où “justement” le marché de l’emploi le permettait, pour ne pas dire “l’exigeait”, car dans une économie fondée sur la consommation de masse, si les femmes avaient continué à ne pas travailler, il aurait fallu… payer davantage les hommes.
À l’instar du concept d’ouvrier, celui de “mère de famille” portait en lui-même les germes de sa dégradation
  • justifié exclusivement par les enfants, “mère de famille” était voué à n’être qu’un statut temporaire posant la question de son “avant” et surtout de son “après”.
  • la réussite de la “mère de famille” résidait dans la réussite de ses enfants… et donc parmi eux des filles. Une mère de famille ne pouvait donc prétendre avoir “réussi” dans sa mission que dans la mesure où ses filles… ne le deviendraient pas – schéma identique à celui de l’ouvrier -.

premier bilan


La confrontation de ces deux disparitions met en évidence l’action de quelques principes communs

  • les “vers dans le fruit”: paradoxes inhérents au concept lui-même qui finissent par provoquer sa désintégration. Ils seront à rechercher en priorité dans les concepts actuels.
  • l’émergence d’une idéologie non seulement concurrente, mais en tout point opposée (Amérique-ouvrier; mère de famille-féminisme). Ce point est particulièrement intéressant, car il est très difficile d’imaginer, quand on vit sous une certaine idéologie, que des valeurs exactement inverses pourraient se mettre à prévaloir.
  • la dégradation d’image, aspect particulier du point précédent
  • le caractère révélateur de certains glissements sémantiques: employer d’autres mots pour une même chose, c’est “commencer” à parler d’autre chose.
  • la nécessité de considérer la façon dont le concept se raccorde à des “macro-valeurs” (valeurs morales, religieuses, utopies…)
  • le rôle de la technologie, on le voit, demeure réel, mais néanmoins beaucoup plus marginal que dans l’approche habituelle du futur

Les deux prochains billets seront une tentative de transposition de ces hypothèses à la disparition de deux concepts sociaux représentatifs de l’époque actuelle: le “consultant” et le “créateur”.

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