créer une ville aujourd’hui: l’exemple de Neom

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Neom, la ville nouvelle voulue par le prince héritier d’Arabie Saoudite, est-elle une révolution au regard des principes avancés dans le billet précédent ?

Rappelons qu’il s’agit pour l’essentiel d’une ligne de 170km, grossièrement ouest-est, longeant pour partie la Mer Rouge.
Cette ligne – en fait une double ligne – serait constituée de deux immeubles-miroir en regard, d’une hauteur moyenne de 500m, pour une épaisseur totale d’environ 200m.

Neom & le concept de “The Line”


les ambiguïtés du concept

La communication (intense) faite autour de Neom navigue autour de trois axes sans qu’il soit toujours très simple de savoir auquel se réfère un argument donné:
  • La ville linéaire “The Line” est le fer de lance médiatique du projet Neom, auquel elle emprunte fréquemment son nom. La ville nouvelle, celle qui va plus particulièrement nous intéresser ici, c’est elle.
  • Neom serait, en fait, un futur état situé au nord-ouest de l’Arabie Saoudite (voir cartes ci-dessous), un état indépendant éditant ses propres lois, dont on peut penser qu’elles viseraient à “l’occidentaliser”, afin de ne gêner ni le tourisme mer-montagne (voir les iles de Sindala  et la station de ski de Trojena), ni surtout les implantations d’entreprises étrangères (voir la zone d’activités flottante d’Oxagon).
  • L’ensemble appartient à une thématique globale dite “Vision 2030”  aux objectifs plus particulièrement économiques, et qui intègre d’autres projets.

la ville linéaire

L’idée de ville linéaire fut proposée à la fin du XIXe siècle par l’urbaniste espagnol Arturo Soria.

On va retrouver quelque chose de beaucoup plus proche de Neom, il y a un peu moins d’un siècle, sous le crayon de Le Corbusier.
Cette idée – donc pas réellement inédite – est aujourd’hui dans l’air du temps. Deux grandes raisons à cela, liées à la problématique environnementale:
  • La ville linéaire c’est l’urbain dans un sens, la proximité ville-campagne dans l’autre
  • La possibilité d’un système de transport collectif simple, rationnel… éventuellement souterrain, éliminant l’ennemi d’aujourd’hui: l’automobile. (ci-dessous le schéma de principe (*) de la zone centrale prévue pour Neom).

“The Line” et les mécanismes habituels de l’utopie urbaine

On va y retrouver les espaces verts comme garants de la qualité de la vie (voir la vidéo promotionnelle de The Line )
Sous la forme la plus radicalisée qui soit, Neom s’appuie sur la “ligne droite”, un des attributs les plus intemporels des villes nouvelles (voir billet précédent).
la droite vue comme l’élément d’un langage: optimisation de l’espace-temps, parti fort, absence de compromis…
Mais ce qui devrait l’accompagner, à savoir le zonage…
Les circulations internes s’inscriront dans un maillage délimitant des zones. Celles-ci seront affectées à des fonctions urbaines (logements, bureaux, équipements…) et généralement modélisées (densité, hauteur…) selon des configurations répétitives.
… s’organise verticalement, sur des hauteurs théoriques de 500m (1.5 fois la Tour Eiffel)… ce qui peut s’interpréter de deux manières:
  • S’approprier, en sus des arguments de la “ville longue”, ceux de la “ville haute” (voir le discours de Le Corbusier, le plan Voisin  et autres projets notamment pour Paris). Mais, radicaliser dans les deux dimensions impose de raisonner la ville à une échelle considérable.
  • Déjà peu explicite dans ses configurations horizontales (voir billet précédent), la dimension de l’usage est totalement escamotée lorsque le zonage classique, “basculé verticalement”, est absorbé dans le gigantisme du construit, boite noire à l’intérieur de laquelle tout est supposé possible, même si rien ne peut être représenté, même grossièrement, avant les plans d’architecte.

Sur le plan médiatique, la ville haute est autosuffisante. Elle ne réclame même pas de véritable représentation.

Et au cas où ces différents niveaux d’imprécision alimenteraient un certain scepticisme, il est précisé que la ville sera globalement gérée par l’intelligence artificielle (??). On est utopique ou on ne l’est pas.


Neom & “The Line”: que peut-on comprendre de ce projet?


la question du moteur et des locomotives

Même si elles sont toutes des actes d’affirmation d’un pouvoir, la plupart des villes nouvelles d’une certaine importance (Brasilia, Abuja au Nigéria, Astana au Kasakstan, et bientôt Nusantara en Indonésie…) ont été conçues pour être de nouvelles capitales en s’appuyant sur certains arguments: remédier à la saturation de l’ancienne capitale, repositionner le “centre vital” du pays entre différentes ethnies, dynamiser une région … etc. Une nouvelle capitale c’est au minimum un transfert du personnel de l’état… ainsi que la création des différents services que réclame cette population (enseignement, établissement de loisirs, de santé … etc). Un statut de capitale peut constituer ainsi la locomotive d’un développement se diversifiant progressivement.

Or, Neom n’est pas annoncée comme la future capitale de l’Arabie Saoudite. Quelle sera alors sa “locomotive”?

La volonté d’un pouvoir fort est-elle suffisante pour en assurer la réussite? A priori non, si l’on se réfère à certains précédents tels que Nay Pyi Taw, au Myanmar (2005)

(*) Surgie il y a quelques années dans un coin perdu du pays, la nouvelle capitale du Myanmar baigne dans une atmosphère quelque peu mystérieuse. Cette ville étrange, dotée d’autoroutes à six voies, de statues colossales et de palais grandioses, a été bâtie au milieu de nulle part par les dictateurs birmans …/… Elle est peu visitée par les étrangers – ceux qui ont pu s’y rendre sont surtout frappés par son gigantisme et par le silence de ses rues vides.
Retour à la question: Neom dispose-t-elle d’une “locomotive” et si oui laquelle? On trouvera ici quelques éléments de réponse.
The Line sera construite par étapes…/… module par module, de manière à répondre à la demande

Bien. Mais la demande de quoi? Les arguments touristiques semblent faibles pour alimenter une ville prévue pour accueillir un million de personnes. La demande pourrait concerner les industries de haute technologie… propres. Mais celles-là… tout le monde les veut.

Le terme de “demande” fait directement référence aux moteurs de l’économie libérale, ce que confirme une introduction en bourse, pilotée par la banque Lazard, prévue pour Neom dès 2024 (source Bloomberg).

Et la demande se raisonnerait à l’échelle mondiale:
(*) Ben Salmane, a dévoilé les plans de Trojena, la toute première station de ski en plein air de la région du Golfe qui, contrairement aux Alpes européennes, peut être atteinte par près de 40% de la population mondiale en quatre heures.

… qui pourrait donc s’en retirer… toujours en quatre heures… sans s’être beaucoup préoccupée des immeubles miroirs de “The Line”. En outre, 40% de la population mondiale… n’est-ce pas beaucoup pour une seule station de ski ?

Pour ce faire, Neom compte beaucoup sur son aéroport, au moment même où est lancé ce qui aspire à être l’un des “plus grands aéroports du monde”  … à Ryad.
Nous l’avons vu dans le billet précédent, une ville nouvelle ne se pense que comme aboutie. Ce point est particulièrement fondamental dans le cas de The Line. En marge des multiples incertitudes de sa réalisation, rien de ce qui permet de la “vendre” globalement n’existera vraiment lors des phases intermédiaires de son développement. Comment envisager une construction progressive (voir ci-dessus), quand chaque module fait deux fois 500m de haut et qu’il disposera, en phase initiale, de très peu d’arguments pour attirer les riches. Car ce ne sont pas les pauvres qui vont faire le bonheur d’une entreprise cotée en bourse où auront été investies des sommes considérables dès les phases préalables.

les dérives les plus probables

Globalement, on compte très peu de réussite pour des villes nouvelles, surtout quand elles n’ont pas été conçues pour être des capitales. Dans un tout autre registre, on évoquera Auroville , créée en 1968 et supposée fonctionner à partir d’une locomotive religieuse.
En 2015 la communauté accueille 2 500 personnes sur les 50 000 prévues initialement
Seul le statut de capitale permet de donner corps à une volonté politique. Ainsi, pour en revenir à l’Arabie Saoudite:
(*) Ces dernières années, les pays du Golfe ont multiplié les projets de villes nouvelles ultra-technologiques. Beaucoup ont peiné à trouver des financements et se sont retrouvés au point mort après le début des chantiers, c’est le cas de Masdar City à Dubaï, l’île Saadiyat à Abu Dhabi, la Blue City à Oman ou la Pearl City au Barhein. « Nombre de ces projets sont minés dès le départ par des logiques de spéculation et de volonté de gain à court terme », confie au Monde Diplomatique un architecte français établi à Dubaï.

Car “la demande” dans l’économie mondialisée actuelle implique gain rapide et spéculation… ce qui n’est pas directement compatible avec l’échelle-temps de “l’immobilier lourd” d’une ville nouvelle.

Ainsi, soit la ville va échouer dans la stimulation d’une certaine demande, soit elle va “réussir”, au moins dans une certaine mesure, et dans ce cas, à l’instar de la plupart des “capitales”:
Aujourd’hui le mètre carré à Chandigarh est un des fonciers les plus chers de l’Inde
L’arrivée massive et soutenue de nouveaux habitants (fonctionnaires et cadres d’entreprises privées originaires d’Almaty et mutés à Astana mais aussi citoyens d’origine modeste attirés par les opportunités d’emploi créées par le développement de la ville) a entraîné une hausse fulgurante des loyers et du prix de l’immobilier.
Brasilia est maintenant la quatrième plus grande ville du pays et abrite plus de 2,5 millions d’habitants, mais moins de 10% sont des résidents de Brasilia. La majorité vit dans 27 villes satellites qui se sont développées de façon biologique au fil du temps, voyageant dans la ville pour travailler et rentrant chez elle la nuit.
Le problème, c’est que les riches aussi… tout le monde les veut.

créer une ville aujourd’hui


(*) Une ville nouvelle est liée à une impatience
… surtout de la part d’un pouvoir fort et riche, devrait-on ajouter.

Ainsi, les travaux de The Line “auraient” déjà débuté , bien que rien n’y soit vraiment défini … sauf l’aéroport… et les grandes idées. En l’état actuel, elle demeure surtout un objet de communication appuyé sur une vidéo promotionnelle.

Il semble difficile de fabriquer aujourd’hui une autre Dubaï… surtout à partir de rien. Difficile également de la créer dans un pays aussi traditionaliste que l’Arabie Saoudite, par ailleurs désireuse de maintenir son statut de capitale religieuse… d’où l’idée d’un état satellite… “indépendant”.

En fait, Neom pourrait servir à banaliser un discours empreint de modernité, susceptible de changer l’image de l’Arabie Saoudite elle-même… même en cas d’échec de la ville nouvelle sous sa forme annoncée.

Un échec de Neom – celui d’un pouvoir fort … et riche – affecterait, sans doute pour longtemps, l’idéologie de pouvoir du “tout est possible”, en montrant que l’économie libérale mondialisée est incompatible avec l’exercice d’un réel pouvoir politique, ce qui ne serait pas sans conséquence… sur beaucoup de choses…
… dont l’avenir de la planète… dans un tout autre registre.

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