approcher l’inédit à partir de la «théorie des prototypes»

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L’inédit, qui par nature échappe à toute représentation immédiate, peut-il être pensé et à fortiori prévu?  Car ce qui intéresse dans le futur, qu’il s’agisse de simple curiosité ou de mobiles stratégiques, c’est assurément cette dimension-là. De fait, l’inédit correspond à la demande implicite adressée au futurologue… qui déçoit lorsqu’il pronostique la pérennité du connu. L’inédit est pourtant omniprésent. Les actualités nous en abreuvent quotidiennement. N’importe quelle oeuvre peut revendiquer le fait de n’avoir jamais été réalisé auparavant et il est tout aussi simple de concevoir des objets radicalement différents de tout ce que nous connaissons. Imaginez l’enfant né d’un papillon et d’une pizza, puis l’enfant qu’aurait cette nouvelle créature avec une bicyclette… etc. En quelques minutes, de pleines pages d’objets que personne n’aura jamais vus auront été remplies grâce à la puissance de la dynamique combinatoire. Mais l’important pour notre propos n’est pas cet inédit-là (ce qui suppose qu’il y en a de différents types, outre le fait que l’inédit varie selon de multiples données de contexte: l’âge, la culture, la profession…etc). Seul “l’inédit fonctionnellement efficient“ (fondé sur une fonction et supposé important) nous intéresse. Or celui-ci s’avère beaucoup plus difficile à concevoir (les ressorts ne sont plus les mêmes que précédemment), à prévoir et même à identifier derrière des apparences familières.

Devant cette difficulté à définir directement l’inédit comme concept, il peut être avantageux de l’approcher comme un attribut et raisonner alors sur le “plus ou moins inédit“… en commençant par le moins… puisqu’il est connu.

 

l’inédit par son contraire

 

la théorie des prototypes

 

Ce qu’il y a de moins inédit n’est donc plus le “connu“, mais “l’universellement connu“, voire la référence la plus partagée d’un secteur, d’un ensemble… disons d’une “catégorie“, puisque c’est ce terme qui est utilisé dans une théorie, relative à cette question, et proposée par Eleanor Rosch (1973) dans son étude intitulée “Natural Categories“ dont elle concluait (w)

Lorsqu’il catégorise un objet ou une expérience du quotidien, l’être humain s’appuie moins sur des définitions abstraites des catégories que sur une comparaison entre l’objet en question et ce qu’il juge être le meilleur représentant d’une catégorie

Elle proposera le terme de “prototype“ pour désigner ce “meilleur représentant“, repris comme concept central d’une théorie éponyme. Elle le formalisera par des sondages qui lui permettront d’identifier le terme le plus souvent évoqué pour représenter la catégorie des “meubles“ ou des “oiseaux“.

Derrière cela, quelque chose d’extrêmement simple, au moins en première approche, qui consiste à dire que la catégorie “oiseau“ est très bien représentée par le “moineau“ et beaucoup moins bien par la poule, l’autruche ou le pingouin, dans la mesure où le moineau (et apparenté) correspond le plus rapidement et pour le plus grand nombre à l’image qui surgit à l’évocation du terme “oiseau“ et pourra ainsi se poser comme prototype de cette catégorie. (On aura compris que “prototype“ n’a pas ici le même sens que dans le vocabulaire industriel).

Cette théorie s’oppose aux modes de classification fondés sur les conditions nécessaires et suffisantes (CNS) qui prévalaient jusque là. Un tableau représente ici les différences fondamentales entre ces deux principes de catégorisation.

Une question émerge alors: «comment se structure une catégorie autour d’un prototype?». Contrairement au classement pas CNS, on a ici:

• des catégories empiriques et non pas objectives

• … dont les contours apparaissent flous

• des membres qui n’ont pas tous le même statut (exemple ci-dessus du moineau et du pingouin)

• tous les membres possèdent au moins une propriété avec le prototype (et non pas un ensemble strict de propriétés)

• certaines propriétés peuvent être considérées comme plus importantes que d’autres (alors qu’elles sont équivalentes en CNS)

• une notion de “niveau de base“ posé comme plus informatif (chien par rapport à animal (en amont) ou à épagneul (en aval).

Trois postulats caractérisent cette approche (source)

• les membres d’une catégorie ont une ressemblance de famille, c’est-à-dire ont en commun certains attributs, mais pas tous

• les membres qui partagent le plus d’attributs avec d’autres sont les plus typiques

• les membres les plus typiques sont ceux qui ont le moins d’attributs en commun avec des membres d’autres catégories

Que l’on peut résumer de la façon suivante: le caractère discriminatoire des catégories s’opère de façon progressive par accumulation d’attributs.

 

La dimension d’utilité

 

Une catégorie posée comme “utile” est telle que les attributs de ses membres tendent à être interprédictibles. Ce qui signifie que:

L’ensemble complet des traits n’est pas nécessaire pour identifier correctement une créature comme oiseau. Si elle a des ailes et des plumes, le jabot et les pattes sont hautement prédictibles.

Cela signifie qu’inclure l’oiseau et l’humain dans une même catégorie, celle des bipèdes, est recevable, mais peu utile, car aucune propriété supplémentaire ne peut s’en déduire.

 

retour vers l’inédit du futur

 

Il faut bien noter qu’il ne s’agit pas d’artifices théoriques. Consciemment ou non, nous nous référons à des catégories pour toute analyse de tendance ou toute extrapolation (« combien de futurs y a-t-il derrière une tendance»).

Nous n’associons que ce que nous ressentons comme “associable“, c’est à dire qui appartient, dans une certaine mesure, à un même ensemble, même si celui-ci ne peut pas être immédiatement nommé et ce mécanisme va concerner également l’inédit.

Tels qu’exprimés par Rosch, ces catégories et leurs prototypes se présentent comme des données instantanées ayant leurs conditions de validité ici et maintenant, concrètement vérifiables auprès d’échantillons réels de population. Par ailleurs, cette théorie, très liée à la perception, s’appliquera principalement aux domaines matériels, ce qui constitue une limitation à résoudre dans le cadre de notre propos. Elle nous permet néanmoins de formuler trois hypothèses pour l’exploiter dans des démarches d’anticipation.

 

où chercher l’inédit dans une catégorie existante ?

 

Comme nous l’avons vu ci-dessus, les éléments qui partagent beaucoup d’attributs avec le prototype sont les plus typiques d’une catégorie. Ils s’inscrivent dans un tissu dense de déclinaisons qui constitue son essence même. Des postulats énoncés par la théorie, on peut donc déduire que:

• L’inédit va partager peu d’attributs avec le prototype de sa catégorie de rattachement initiale (dans le cas contraire, il serait très peu inédit). Ainsi, si la démocratisation des moyens de transport a modifié radicalement les pratiques sociales, les évolutions concernant un élément central comme la voiture, ont généré des progrès (confort, sécurité, pollution, etc.), mais pas des pratiques réellement inédites et ceci vaudra également pour la voiture sans pilote.

• En conséquence, l’inédit va donc très probablement partager davantage d’attributs avec des membres périphériques qu’avec le prototype de sa catégorie: soit pour les oiseaux, un apparentement éventuel avec l’autruche ou le pingouin.

• Étant périphérique dans la sienne, l’inédit partagera également certains attributs avec des membres d’autres catégories, dont il sera également peu typique: soit pour les oiseaux, un apparentement éventuel avec la chauve-souris ou l’exocet.

 

un principe d’observation des tendances longues

 

Des tendances lourdes de l’évolution pourront se lire à partir des déplacements de prototypes à l’intérieur d’une catégorie. Pour les oiseaux, passer du moineau à la perruche ou au canari pourrait signifier, par exemple, une prise de distance avec la vie sauvage. Ainsi, les glissements opérés depuis les espèces sonnantes, billets, chèques, carte bancaire, chacun inédit puis progressivement prototype du moyen de paiement, révèlent une métamorphose de l’économie elle-même. (voir également «visionnaires du passé comment ont-ils fait?»)

 

en guise de conclusion provisoire

 

Un inédit utile pour le futurologue devra avoir le potentiel pour occuper la position centrale d’une catégorie en devenir, car s’il reste périphérique il n’aura pas de poids dans les futures pratiques sociales. Ce qui signifie que les catégories intéressantes du futur n’ont, sans doute, pas encore de nom. Il y a vingt-cinq ans, personne ne connaissait les termes “web“ ou “internet“. En leur temps, ce furent des mots comme “automobile“, “cinéma“, “télévision“, “ordinateurs“, qui ont émergé de la même manière.

Mais attention, tout ne sera pas inédit dans notre futur.

 

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