Quand une certaine idée de progrès accède à la dimension d’une croyance collective, elle tend à fédérer les énergies jusqu’à devenir autoréalisatrice. En cela, elle est de nature à façonner le futur des sociétés. D’où l’intérêt de s’interroger sur ses possibles transformations.
Indispensable question préalable: l’idée de progrès peut-elle disparaître? Que ce soit à l’échelle d’une civilisation ou d’un simple individu, le renoncement volontaire à toute amélioration des conditions de vie est difficile à imaginer, en dehors des variations autour du syndrome de Diogène , dont les éphémères communautés hippies de l’après 68 ont montré les limites. Contester le progrès ne peut signifier qu’en souhaiter un autre que celui qui est généralement admis. C’est sans doute de cette façon qu’il faut comprendre la fameuse maxime (1)
L’humanité est vouée au progrès à perpétuité
l’émergence de l’idée de progrès
Le progrès n’est pas une problématique de toujours. Au contraire. Depuis l’Antiquité, les philosophes, attachés à la recherche de l’essence de la nature humaine, ne s’étaient intéressés qu’à ce qui, dans l’évolution, ne… changeait pas. À cette vacuité de l’idée de progrès a rapidement succédé la confrontation des points de vue sur ses effets, que l’on peut résumer par la formule de Victor Hugo:
Sans cesse le progrès, roue au double engrenage, fait marcher quelque chose en écrasant quelqu’un
C’est cependant à cette même époque que, délaissant la sphère sociale pour la sphère technique, l’idée de progrès a pu se concrétiser – voire se ritualiser – dans les expositions universelles
(*) manifestations qui ont un but principal d’enseignement pour le public, faisant l’inventaire des moyens dont dispose l’homme pour satisfaire les besoins d’une civilisation et faisant ressortir dans une ou plusieurs branches de l’activité humaine les progrès réalisés ou les perspectives d’avenir
Ces grand-messes technologiques ont permis de rendre tangible pour le plus grand nombre ce qui aurait pu sembler ne relever que du mythe.
qu’est-ce que le progrès aujourd’hui?
Parler de progrès aujourd’hui revient à assumer un paradoxe dans lequel une notion ambiguë et controversée est supposée exprimer une évaluation objective.
Toute évocation du progrès s’opère en ajoutant un “+” à un état de référence, mais à seule fin d’amener à une réponse en “oui” ou “non” (y-a-t-il progrès ou pas?). Le progrès s’entend donc comme une évaluation:
- simpliste
- objective
- indiscutable, dans le cadre d’un référentiel donné
La qualification de progrès ne peut donc être contestée que par un changement de référentiel. Ainsi, il ne peut être nié que toute innovation est un progrès (un “+”) du point de vue du catalogue des technologies disponibles. Elle peut ne plus en être un, mais uniquement au regard d’un autre référentiel (nuisances, ressources, conditions de travail…etc…).
La plupart des référentiels possibles du progrès ont été exprimés de longue date. Seules leurs audiences ont pu évoluer dans le temps. Les plus actuels, généralement associés à l’environnement, n’ont pas été tirés du néant par le GIEC ou le “Club de Rome”. En 1863, Marx écrivait dans “Le Capital” :
Tout progrès dans l’agriculture capitaliste est un progrès dans l’art, non seulement de voler le paysan, mais de spolier le sol; tout progrès dans l’accroissement temporaire de la fertilité du sol est un progrès vers la ruine à terme des sources de cette fertilité. (…) La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur.
Sur la base de cette analyse, le progrès aurait pu emprunter différentes voies: enrichir toujours plus le possédant, enrichir toujours plus le travailleur, préserver toujours plus les ressources naturelles. Le fait que la première voie se soit imposée montre que ce n’est pas la “foi collective” qui définit le sens du progrès, mais les croyances dominantes dans les sphères du pouvoir, une fois inculquées au plus grand nombre.
Ainsi le terme ne va sans doute pas disparaître dans la mesure où les futurs pouvoirs, quels qu’ils soient, auront besoin de l’incarner, d’une façon ou d’une autre. Car faire admettre son propre référentiel de progrès, c’est justifier les fins, les moyens, les firmes, les personnes et les effets tant positifs que négatifs, qui lui sont liés. En ce sens, l’idée de progrès est un indispensable outil de pouvoir, dont seules les religions semblent en mesure de se passer.
le progrès… demain
La facilité qu’il y a aujourd’hui à accumuler des référentiels dans l’évaluation d’une situation tend à généraliser l’idée de système. Dépassée l’époque où la seule augmentation de la vitesse suffisait à parler de progrès. L’évaluation qui permet – et permettra – de l’invoquer devra donc s’appliquer à des “évolutions corrélées”. Mais est-il possible d’affecter des “+” ou des “-” aux transformations d’un système? Cela a-t-il un sens? Devrait découler de cette impasse la dissolution de l’idée de progrès… si les futurs pouvoirs n’en avaient pas un besoin vital.
La réponse à cette “quadrature du cercle”? Des mécanismes qui sont déjà à l’oeuvre et qui semblent voués à se renforcer:
- Le besoin de mesurer le progrès de façon objective va aller croissant, car l’inflation de critères et de controverses va le rendre de moins en moins lisible.
- Le développement et l’amélioration continue du recueil massif de données et de leur traitement algorithmique va permettre de se “rapprocher” d’une analyse systémique ou pour le moins d’en donner l’impression
- Le conditionnement médiatique qui a permis d’inculquer aux masses la dimension sacrée d’indicateurs économiques totalement abscons pour le plus grand nombre (PIB par habitant, déficit, dette, taux de croissance…), permettra l’exploitation d’indicateurs de progrès encore plus ésotériques et encore moins discutables, consolidant l’idéologie libérale par le renfort de critères environnementaux.
- La complexité interne de ces indicateurs “globaux” sera supposée témoigner de leur dimension synthétique, et justifier la réduction de leur nombre… et ainsi les possibilités de controverses, car moins il y en aura, moins on pourra les opposer les uns aux autres. À terme, pourquoi ne pas imaginer qu’il n’y en ait plus qu’un seul? Que diriez-vous de “Produit National Durable par habitant”?
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