Humanitaire, environnement, journalisme, aide aux migrants… sauveteurs, lanceurs d’alerte… aujourd’hui, et sans doute bien autant qu’hier, des gens font ce qu’ils estiment être leur devoir. Pourtant le terme n’en est pas moins devenu obsolète. On peut toujours faire son devoir, mais on peut de moins en moins… dire qu’on le fait. Quel sens faut-il donner à ce phénomène?
le devoir et ses paradoxes
Les conditions d’une mise en oeuvre du devoir sont délicates et instables. En découlent un certain nombre de paradoxes qui ont fait du devoir un produit périssable.
(*) Le devoir désigne une action en tant qu’elle est non seulement justifiée, mais exigible d’un point de vue moral.
- Pour l’individu, le réalité du devoir peut se concevoir dans sa dimension intime, mais en parler est un acte de communication qui suppose une reconnaissance sociale. Celle-ci ne s’applique qu’à des thématiques et des situations particulières, variables selon les époques et les lieux.
- Les déterminants validés du devoir sont majoritairement admis, mais… minoritairement suivis, car être un homme ou une femme de devoir reste une distinction. Trop minoritaire, l’action s’en trouve rétrogradée en simple “choix individuel”, trop majoritaire elle s’inscrit dans un “comportement normal”.
- Le devoir est le terme d’un dilemme, dont l’autre terme serait supposé plus conforme aux désirs, aux intérêts ou à la sécurité de l’individu agissant. Il est une option dont le coût pour l’individu est élevé. Le devoir est une ascèse. Sa grandeur s’apprécie par l’ampleur du renoncement qu’il implique.
- Le devoir est devenu suspect à une époque désormais familiarisée avec la diversité, voire l’étrangeté, des désirs: un kamikaze peut n’être vu que comme quelqu’un qui avait envie de mourir. Un individu peut prendre des risques pour l’amour du risque. Or, qui suit ses envies n’accomplit pas un devoir, à l’image du… devoir conjugal.
trop de devoirs tuent le devoir
“Travail, famille, patrie”. La clarté de sa reconnaissance sociale suppose l’existence d’un nombre réduit de registres dans lesquels le devoir est supposé s’exercer. Dès que les registres s’accumulent, leurs légitimités deviennent plus controversées. Ainsi, un brouillage des impératifs moraux découle de l’accumulation de “grandes causes” qui fleurissent quotidiennement dans les médias. Un trop-plein de grandes causes implique un trop plein de devoirs. Outre le fait que beaucoup s’en trouvent non satisfaits, la banalisation de la notion lui fait perdre la rigueur et le caractère élitiste qui participaient à sa définition.
devoir “ou” intelligence
Une action motivée par le devoir n’est pas, à priori, une action intelligente. Elle se présente comme une réponse type à une situation type.
- Dans sa formulation la plus pure, le devoir s’impose à l’individu et exclut l’évaluation “intelligente” de toute alternative
- Il est socialement admis qu’il puisse exister un “devoir d’obéissance” … ce qui valorise l’acte inintelligent… et même potentiellement barbare, comme le bombardement ou l’attentat.
(*)L’impératif catégorique de Kant consiste en l’accomplissement du devoir, c’est-à-dire que l’action juste est inexorablement gratuite et désintéressée …/… Il n’y a pas de fin instrumentale.
- L’absence de fins instrumentales implique que le devoir n’est pas non plus jugé sur la pertinence de son action, susceptible, à la limite, d’être absurde. Une représentation actuelle presque parfaite en serait le colibri de Pierre Rabhi
les glissements idéologiques du devoir
Bien que désuet, le terme de devoir reste utilisé, mais dans un cadre beaucoup plus restrictif. Ce n’est plus l’impératif catégorique d’Emmanuel Kant qui imposerait à l’individu de suivre ses propres exigences morales, mais une prérogative automatiquement attribuée à certains groupes comme les militaires ou les pompiers.
Ceci témoigne d’un cheminement du concept vers une radicalisation: le devoir tend à ne plus se rapporter qu’à une action morale où l’on engage sa propre vie. Ce pourrait être une bonne raison pour que l’usage du terme se raréfie. Cette radicalisation est cependant “virtuelle”, au sens où le devoir s’applique moins à l’action elle-même qu’à la… “possibilité de cette action”. Les militaires ou les pompiers sont implicitement supposés faire leur devoir par le seul fait de leur engagement dans un groupe susceptible de se trouver… en “situation de le faire”. Ce qui amène à d’intéressants paradoxes:
Tout d’abord, ce devoir-là s’effectue en service commandé, soit à peu près le contraire du devoir initial tel que défini par Kant qui devrait être l’expression d’une libre volonté de l’individu agissant. Mais devenu “devoir d’obéissance”, il s’en trouve ainsi automatiquement “validé socialement”.
- Ils sont 102 soldats du feu à avoir péri en service commandé depuis dix ans
- depuis 2000, ce sont 231 militaires qui sont « morts au service de la France » lors de missions à l’étranger
Un calcul rapide permet de constater que ces corps d’intervention déplorent, dans les faits, environ 1 mort par mois, ce qui est évidemment trop, mais néanmoins peu pour des professions supposées être particulièrement exposées à des risques majeurs, car 1 mort par mois c’est … 13 fois moins que dans le bâtiment.
À effectif constant, un salarié du bâtiment à 3 fois plus de chances de périr dans l’exercice de ses fonctions qu’un militaire ou un pompier (1). Dit autrement, l’expérience, la qualification du personnel et la qualité des équipements font que les métiers de militaires ou de pompiers ne sont pas – ou plus – particulièrement dangereux. L’image de “devoir” qui s’attache à leurs fonctions doit davantage à la conjonction d’une histoire, d’un “imaginaire du risque” et de la valorisation du “principe de discipline”.
S’il n’est de devoir que socialement validé, le “devoir d’obéissance” ou le “devoir de réserve” priment sur tout autre. Le lanceur d’alerte n’est plus reconnu comme faisant son devoir, alors même qu’il prend beaucoup plus de risques qu’un militaire ou un pompier (voir Assange, Manning ou Snowden). Le terme de devoir est devenu obsolète, non pas par “négligence”, mais parce qu’il n’est plus reconnu comme légitime qu’un individu puisse agir sous l’injonction de ses propres exigences morales.
le droit et le devoir
Le droit et le devoir présentent la confrontation entre ce que l’on peut faire et ce que l’on doit faire. Ce que l’on peut faire est défini explicitement par la loi.
(*) En France, la longueur moyenne du Journal officiel est passée de 15 000 pages par an dans les années 1980 à 23 000 pages annuelles ces dernières années, tandis que le Recueil des lois de l’Assemblée nationale passait de 433 pages en 1973 à 2 400 pages en 2003 et 3 721 pages en 2004
Le fait que l’action politique soit prioritairement orientée en fonction de la communication médiatique a été maintes fois dénoncé. Selon la formule du constitutionnaliste Guy Carcassonne, « tout sujet d’un “vingt heures” est virtuellement une loi ».
- En premier lieu, à tout accident grave il faut un responsable: cette exigence est partagée par le public… et par les compagnies d’assurance.
- En second lieu:
- Toute grande cause identifiée se fonde sur des abus.
- La médiatisation de l’action politique amène tout abus à faire l’objet d’une loi.
- Obtenir une loi devient l’objectif de tout nouveau groupe en quête de reconnaissance. Pour ce faire, celui-ci s’attachera à la défense d’une cause liée à des abus inédits.
De proche en proche, l’ensemble des relations sociales se “judiciarise”, ce qui tend à rendre impossible toute autorégulation des rapports sociaux. Ce que l’on “doit” faire est délimité de façon de plus en plus resserrée par ce que l’on “peut” faire. Si le droit gère “tout”, l’individu n’est plus en mesure d’intervenir sur l’expression de son propre devoir.
le devoir et le futur
Agir selon son devoir est incompatible avec l’obligation, voire la menace. C’est à la fois une contrainte intime et l’expression d’un libre arbitre. La rupture du lien entre l’individu et le ressenti de ses propres devoirs signale la déliquescence d’une liberté nécessaire et, par là, les progrès d’un totalitarisme rampant. Cette lente et douce dérive nous mène vers un futur qui pourrait s’assimiler à une “dictature démocratique”. Dans les faits, celle-ci ne se différencierait des dictatures classiques que par… l’absence de dictateur.
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