Prévoir l’évolution des idéologies c’est se donner une vision des pratiques qui seront admises, des progrès qui seront recherchés et des bornes sociales qui viendront limiter les possibles technologiques. Cette évolution de type historique, lente et progressive, constitue l’essence même de la futurologie. Mais est-elle approchable… et comment ?
Cet article se situe dans la continuité de plusieurs billets précédents dont « le futur de la pensée, préalable oublié de la futurologie».
les bases de l’évolution
le point de départ
Nous avons postulé («le concept de légitimité: une clé pour l’approche du futur») que les légitimités:
• se prêtent à une argumentation, donc à une approche rationnelle
◊ … donc à une analyse
• s’organisent selon une hiérarchie à partir de légitimités-mères
◊ … selon une forme d’arborescence
◊ … voire de réseau si l’on admet qu’une légitimité-fille peut être liée à plusieurs mères
• qu’elles sont propres à une société, voire à un groupe social, à un moment donné
◊ … donc qu’elles sont potentiellement évolutives
D’où la possibilité, au moins théorique, d’une prévision de cette évolution.
premier niveau d’interprétation
Poser que le futurologue s’intéresse au moyen terme signifie que seules les évolutions des légitimités-mères vont l’intéresser.
Celles-ci constituent les bases de fonctionnement d’une société, produites par son histoire, elles sont fortement ancrées dans le conscient comme dans l’inconscient de chacun de ses membres. Elles se réfèrent à ses valeurs de base, à sa morale, à ses idéologies dominantes. Les légitimités-mères appartiennent au domaine des idées.
De ces légitimités-mères vont découler un réseau de légitimités plus “opérationnelles“, de celles qui définissent, à un moment donné, pour une société donnée, les comportements “normaux“, admis, voire “tolérés“ de l’individu et des groupes. Cette arborescence nous mène, de proche en proche, en passant par diverses légitimités intermédiaires qui vont emprunter aux deux pôles, jusqu’au domaine des usages et des comportements.
Actions et rétroactions agissent en permanence entre les différents niveaux de la chaîne. Les légitimités-mères génèrent de multiples normes et contraintes. Inversement, un usage peut progressivement s’ériger en légitimité d’ordre supérieur, à l’image d’internet qui est en train de passer du niveau de l’usage au niveau d’un droit de la personne (soit un transfert partiel du domaine de l’usage au domaine des idées).
l’esquisse d’un champ de forces
Deux principes découlent directement de ce double ancrage.
L’usage correspond à la gestion au quotidien d’un ensemble de contraintes, conflits, aspirations dans un espace, un temps, des échanges interpersonnels, une information et une solvabilité donnés. L’usage au quotidien est le produit d’un arbitrage permanent, aux fins d’adaptation, assisté par un certain nombre de processus simplificateurs: l’habitude, la confiance et surtout le conformisme sur lequel nous allons revenir.
Le domaine des idées est celui d’un affrontement permanent à visée hégémonique dans lequel sont impliquées les différentes légitimités-mères: l’économique, le politique, le religieux… la morale contre l’efficacité, la justice contre la domination … Ces conflits peuvent générer des suprématies, des affaiblissements et divers types de métamorphoses. Le mouvement naturel des idéologies dominantes les mènerait à la radicalisation en l’absence de contre-forces (soit le processus inverse de celui de l’arbitrage, évoqué ci-dessus)
Nous poserons que les évolutions des idéologies de base, façonnées par l’histoire, celles qui nous en intéressent en futurologie, ne s’opèrent que de manière très progressive, qu’elles soient le fruit de conflits hégémoniques ou de rétroactions à partir des usages. Dans ce dernier cas, nous avons envisagé dans un précédent billet que le concept de percolation apparaissait comme pertinent pour rendre compte du phénomène:
• multiplicité d’évolutions sectorielles
• progression virale et “multicanal“
• convergences
• puis changement d’état à partir d’un seuil
la surlégitimité du risque
L’état d’exception, celui qui autorise la suspension des libertés individuelles, donne une représentation de l’impact possible du risque sur la hiérarchie des légitimités.
La présence du risque est permanente dans la propagande pour la recherche d’un pouvoir ou de son renforcement. Il est sous-jacent à toutes les mesures contraignantes annoncées comme temporaires. Susceptible d’être brandi aux différents niveaux des usages ou des idées, il est une des armes de la guerre pour l’hégémonie que se livrent les grandes idéologies.
Au niveau des catastrophes annoncées, son impact tend aujourd’hui à s’affaiblir dans la mesure où il a beaucoup servi. Cependant, en cas de catastrophe effective, il reste capable de prendre la main, à tout moment. Il faut seulement pour cela que quelques conditions soient remplies. Le risque doit être:
• perçu par le plus grand nombre
• élevé pour le plus grand nombre
• proche dans l’espace
• proche dans le temps
Les situations de risque potentielles intéressent donc le futurologue comme forces déstabilisatrices possibles des légitimités principales, mais elles ne peuvent être prises en compte que comme variables conditionnelles dans une démarche probabiliste, ce qui rend leur maniement délicat pour qui viserait autre chose que… la manipulation idéologique.
la légitimité et les notions connexes
Vouloir interpréter les signes qui renseignent sur l’évolution des légitimités passe par l’identification des notions proches susceptibles de créer des leurres et de fausser l’analyse.
le filtre déformant de la tolérance
Ceci est particulièrement vrai pour la notion de tolérance que l’on serait facilement tenté d’intégrer à l’intérieur même du concept précédent, la légitimité devenant une “zone de tolérance“ autour d’une pratique de référence. Dans l’étude de l’évolution, une pratique “nouvellement tolérée“ apparaitrait donc comme “en voie de validation“… d’où de possibles contresens.
Car, comme le souligne Bernard Guillemain in Encyclopédie Universalis:
On ne peut pas construire une définition non contradictoire de la tolérance …/… un terme qui stigmatise en même temps qu’il protège …/… qui désigne la conduite par laquelle la loi autorise ce qu’elle interdit, la valeur négative est déclarée positive, la non-valeur prend la place d’une valeur.
Une pratique tolérée doit être posée comme “mise en observation“, sans préjuger d’une future validation sociale. Une des difficultés de l’analyse consistera alors à différencier les pratiques “tolérées“ des pratiques “admises“, ces dernières constituant effectivement une zone autour de la pratique de référence.
Résoudre cette difficulté est d’autant plus important que tolérance et intolérance peuvent se percevoir comme des attitudes paresseuses, des positions de principe qui font l’économie de l’évaluation, et qui renvoient ainsi, assez directement, à l’option majoritaire du groupe social considéré. Ce mécanisme explique les comportements sociaux très versatiles qui font du toléré d’aujourd’hui le bouc émissaire de demain.
la dynamique de l’abus
L’identification et l’interprétation de l’abus peuvent également mener à des projections erronées. L’observateur y verra, selon sa sensibilité personnelle, une inévitable réaction future des masses ou à l’inverse les prémisses d’un avenir, promis à toujours plus de noirceur. Or, si l’abus est inhérent au principe de domination, il constitue aussi un des ressorts de l’art, l’expression d’une différence et surtout un moteur habituel, bien que très équivoque, de l’évolution des légitimités.
Rappelons que la “pratique abusive“ est une notion relative, variable selon les sociétés (voir billet), mais également selon les points de vue à l’intérieur d’une même société (points de vue du dominant ou du dominé, de la majorité ou d’un groupe minoritaire). La demande d’augmentation est généralement jugée légitime par l’employé et abusive par l’employeur.
Le conflit de point de vue est permanent dans une société, spécialement quand elle se voit comme démocratique. Il débouche sur une évolution lente des légitimités que nous avons évoquée à partir du concept de percolation. L’abus lui superpose une dynamique différente.
Une pratique est considérée comme abusive si elle se projette au-delà des pratiques admises, beaucoup plus loin sur l’échelle des interdits du moment. Si la sanction sociale n’apparait pas unanime, si elle provoque doute ou débat, se trouvera validée, non pas l’abus lui-même, mais la plus grande partie des pratiques jugées délictueuses, mais cependant “moins graves“ que cet abus.
Cette dynamique est aujourd’hui d’autant plus active, que l’omniprésence des médias tend à faire débat sur tout, interpellant ainsi directement des légitimités, que leur dimension explicite positionne directement dans le registre de l’argumentation.
L’effet de l’abus est donc d’abord, d’élargir la “zone des pratiques admises“ autour d’une pratique légitime de référence, puis ensuite de déplacer éventuellement la pratique de référence dans le sens de “l’abus“.
• La possibilité qu’offrent les paradis fiscaux de ne pas payer d’impôt tend à rendre légitime pour le riche le fait d’en payer très peu
• le travail rémunéré à un tarif de misère pour les adultes est rendu admissible par la possibilité de faire travailler des enfants pour encore moins.
Il en va de même pour
• la prise d’otage sans violence
• l’attentat sans atteinte aux personnes
• …etc.
Ainsi “rattrapé“ par les pratiques admises, “l’abus initial“ apparait “moins abusif“ et sera légitimé par le “prochain abus“ qui passera par-dessus lui pour aller plus loin… Légitimé ou pas.
L’abus, supposé très visible, peut en effet à tout moment justifier une réaction de rejet.
Complétant le processus de diffusion virale envisagé précédemment, l’abus déstabilise les légitimités sociales par “sauts“ successifs.
le cas particulier du conformisme
Le conformisme joue un rôle particulier dans la chaîne des légitimités dans la mesure où il relève à la fois du domaine des idées (légitimité de la majorité) et du domaine des comportements (moindre effort d’arbitrage et d’évaluation dans la définition de ses choix personnels).
Le conformisme a longtemps été la cause d’une forte inertie sociale face au changement dans la mesure ou l’option majoritaire mettait un délai parfois important pour se définir. Ce délai s’est réduit avec l’explosion des médias et plus encore avec l’émergence d’internet.
La simplification, par le réseau, de l’accès aux options majoritaires est probablement pour beaucoup dans l’accélération du rythme d’adoption des innovations d’usage que l’on peut observer aujourd’hui.
Ultime particularité, en essayant de prévoir l’évolution des idéologies, c’est principalement le(s) conformisme(s) du futur que l’on cherche à identifier.
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