prévision: que nous enseigne l’échec du livre électronique?

Classé dans : 1/ anatomie du futur | 0

Pourtant…


… rien ne semblait plus facile à exploiter en numérique que du texte… et rien ne semblait plus inadapté à notre époque que le livre traditionnel.

Bien culturel le plus acheté en France, il obéit aux pires dérives de la société de consommation: 25% des livres imprimés sont détruits sans avoir été lus (*).
(*) Outre la déforestation, la pollution est un sérieux problème. Des agents de blanchiment à base de chlore sont utilisés. Ces derniers libèrent des matières toxiques dans l’air, l’eau et le sol, ce qui fait de la papeterie la troisième industrie la plus polluante …/… La production demande aussi une quantité considérable d’eau pour l’extraction des fibres de bois …/… L’industrie papetière est aussi une grande consommatrice d’énergie.

Coûts environnementaux auxquels il convient d’ajouter ceux liés à l’impression, au façonnage, à l’emballage et aux multiples séquences de transport. (source)

Coûts environnementaux auxquels il faut encore ajouter ceux de l’encre utilisée pour l’impression qui est une pâte épaisse qui contient des colorants, des huiles, des essences, des alcools, des résines. Même l’encre végétale «contient des résines alkyle et phénoliques» (*)

Sur la base de ces éléments, quel prospectiviste aurait misé sur la pérennité du livre “traditionnel” … au moment des premières émergences d’alternatives numériques… il y a 50 ans (*)?

Or, en dépit de quelques oscillations annuelles, le marché du livre a été peu affecté par l’alternative numérique – surtout en France – davantage, bien que modérément, aux États-Unis, où elle est cependant en constante perte de vitesse (*). Et ce, parallèlement au développement du marché du livre d’occasion (*), lui aussi fait de papier.

quelques postulats pour la prévision?


Le futur ne va pas se construire de façon homogène autour d’une idéologie qui se voudrait globale.

Il s’agit ici de “l’idéologie numérique”. “L’intelligence artificielle” ou “l’écologisme” pourraient, par exemple, jouer un rôle similaire. Ainsi, le glissement vers le numérique perçu comme une fatalité, annonçait le futur du livre sans qu’il parût nécessaire de se pencher sur les modalités de cette évolution. Or, que s’est-il passé? Personne n’a eu tout simplement intérêt à passer au livre numérique, ni au niveau de la production ni au niveau de la consommation.

Derrière le futur d’un produit, celui d’un écosystème

Le secteur de la musique nous l’a montré:
  • une évolution ne se construit qu’à l’intérieur d’un écosystème existant. Dans le cas du passage du disque vinyle au disque compact… on reste à l’intérieur des murs du distributeur… qui n’aurait trouvé aucun intérêt à vendre de la musique en téléchargement. L’écosystème existant se protège et ne va pas lâcher la proie pour l’ombre par la promotion de ce qui met en péril sa propre rentabilité. C’est toute une chaîne d’acteurs qui se trouvent condamnés à rester solidaires pour préserver l’existant.
  • une révolution ne peut, par contre, s’opérer que par la création d’un écosystème nouveau: comme dans le cas du passage au numérique. Apple remplace le distributeur traditionnel… et tout ce qui va avec. Cette concurrence frontale élimine la question difficile de la transition, essentielle dans le premier cas.

Ne verra le jour que ce qui sera envisageable… soit selon la première voie… soit selon la seconde.

Pour le livre, des évolutions telles que la vente par correspondance ou le marché de l’occasion étaient compatibles avec l’écosystème existant – y compris avec de nouveaux entrants tels qu’Amazon – mais celui-ci interdisait toute révolution. Prédire un futur numérique pour le livre suppose imaginer un écosystème nouveau qui lui soit dédié… et ce n’est pas facile.

La question des usages

La façon la plus simple de restituer un texte long serait le manuscrit, la pile de photocopies… pas le livre, alors même que celui-ci n’ajoute aucune fonction objective à la lecture. Dans sa présentation, il valide l’unicité d’un concept qui renferme pourtant une entité duale, à la fois support et contenu. Un ancrage profond de l’habitude se nourrit sans doute de cette image de cohérence globale qui permet d’identifier … ce que l’on achète… et de différencier clairement ce qui est un livre de ce qui n’en est pas.
L’alternative numérique est apparue comme concurrente… de la pile de photocopies. Elle obligeait à revenir sur la dualité du livre et à isoler la question – évidemment prioritaire – du support, au moins temporairement orphelin de son contenu. Amazon s’est mis à vendre… des liseuses. Quasiment inutiles dans un premier temps, leur marché est apparu comme celui du cadeau – en quelque sorte, l’appareil à raclette de la culture -. Elles se devaient donc d’être d’un coût relativement faible … donc de petits formats… soit des objets peu performants pour la lecture et supposés trouver place dans une poche… déjà occupée par un objet bien plus utile et savant: le smartphone.
Quel enseignement en tirer? La décomposition d’un concept amène chaque partie à entrer en concurrence avec des concepts d’une autre nature. Le nouvel entrant, encore balbutiant, affronte un concurrent plus mûr et mieux installé dans les pratiques. Et ce, pour la seule “entrée” dans les usages. D’autres contraintes se révèlent lors de l’installation effective dans les pratiques.
À ce niveau:
  • soit le passage au numérique offre un usage “haut de gamme” appuyé sur tout ce qui peut s’imaginer en matière d’intelligence artificielle, de personnalisation ou d’ergonomie… ce qui peut supposer un coût élevé pour le contenu… peu compatible avec la modestie du support
  • soit ce contenu haut de gamme s’inscrit dans des liseuses également haut de gamme… mais coûteuse… ce qui pourrait ne pas être rédhibitoire en “allure de croisière”, mais qui a de fortes chances de l’être en phase initiale quand l’offre de contenu est encore faible
  • soit le coût du contenu reste homogène avec le prix de la liseuse low cost, mais l’avantage pour l’utilisateur devient dès lors tout à fait discutable.
On le voit, la reconstruction d’une cohérence globale sur des bases inédites est pour le moins délicate.

La question de la “logique nouvelle”

Amazon détient aujourd’hui 80% du marché de l’ebook. Appuyé sur sa plate-forme d’autoédition Kindle Direct Publishing, il aspire à être au livre ce qu’Apple est à la musique: un nouvel environnement. L’autoédition numérique permet de s’affranchir de toutes les phases matérielles de création d’un livre ainsi que de la totalité de ses acteurs traditionnels. L’auteur envoie son texte… qui se retrouve publié.
Résultat:
(*) Après un calcul savant, nous pouvons parler au minimum de 6 millions d’ebooks…/… Ce chiffre est encore plus impressionnant si on inclut les boutiques américaines. Il faut savoir que pour Amazon, un nouvel ebook sort toutes les cinq minutes dans le monde.

Pour mémoire, 6 millions d’ebooks représentent presque la moitié du catalogue livres et recueils de la Bibliothèque Nationale de France … et il s’en ajoute un toutes les cinq minutes uniquement sur Amazon.

Combien de fois sommes-nous déçus par un livre pourtant issu d’une sélection méticuleuse effectuée par un professionnel de l’édition? Combien de chances avons-nous de ne pas l’être en piochant dans un tel catalogue d’ebooks, où une majorité d’ouvrages ne seront pas maîtrisés, ne serait-ce que sur un plan strictement technique? On rejoint un problème qui avait été envisagé selon une autre approche (voir «la victoire du parler sur l’écrit: une question de temps»)
Si l’offre d’écrit est disproportionnée par rapport au temps moyen susceptible d’être consacré à la lecture, le lecteur dispose d’un choix, mais la plus grande partie de ce qui va être écrit ne sera pas lue. En économie libérale, une offre excédentaire d’écrit est donc supposée produire sa propre dévalorisation (difficulté de la presse, moindre rémunération des écrivains, des journalistes, des traducteurs… impact sur les tarifs publicitaires…).

Se couper de l’écosystème existant revient à se couper des professionnels d’un secteur. Dans la logique du numérique pur, le tri ne s’opère plus. Le livre lu (déclinaison possible) n’est plus pris en charge par un comédien, mais par un robot. La traduction est gérée automatiquement sans aucun rapport avec la localisation par un professionnel. Se couper de l’écosystème existant peut signifier convertir une foule de grands lecteurs à la consommation… d’une “sous-littérature”.

On le voit, cette nouvelle réalité nous emmène très loin de ce qu’aurait pu imaginer un futurologue autour des “possibles” du numérique dans ce domaine. Mais la partie est-elle terminée et d’ailleurs qu’aurait pu imaginer un futurologue?

Changer les contenus

Je pose un doigt sur l’écran de ma liseuse (ultra légère bien que de grand format): si je pointe sur un mot, apparaît en bas de page sa signification. Si c’est un personnage du roman et que celui-ci en compte beaucoup, il m’est rappelé de qui il s’agit, pour un personnage historique, un descriptif rapide et un lien me sont fournis. Une IA m’ouvre les possibles d’une “lecture augmentée”: son détecteur automatique de descriptions me propose, des images apparentées (décors, paysages, visages …). Lorsque je reprends une lecture interrompue, un rappel des derniers faits significatifs m’est fourni. Un détecteur automatique de fatigue visuel (comme dans l’automobile) modifie automatiquement le zoom et le contraste du texte. Un passage fluide au livre lu par des professionnels est disponible d’un simple clic pour me permettre de poursuivre ma lecture tout en accomplissant une tâche quelconque … etc

La nouvelle littérature pourrait prendre en charge les lacunes inhérentes au texte tout en conservant ses irremplaçables atouts (voir: «Raconter: le futur peut-il nous offrir mieux que le livre?»).
Ce type d’évolution est-il condamné? Pas obligatoirement. Des possibles nouveaux s’ouvrent à partir du moment où un nouvel écosystème s’est installé. Ainsi, Amazon peut parfaitement ouvrir une boutique haut de gamme. Les liseuses y seront coûteuses, au moins dans un premier temps, les contenus également. Le livre papier deviendra un produit intermédiaire entre les numériques haut et bas de gamme. Un certain nombre de compétences liées au livre traditionnel y seront réintégrées, notamment pour ce qui concerne la sélection des oeuvres.

en guise de conclusion provisoire


Peut-on suivre les grands utopistes dans ce domaine, notamment quand ils estiment que la numérisation des ouvrages existants ouvre la voie à la “bibliothèque absolue”?
(*) Tous les livres pour chaque lecteur, où qu’il soit: le rêve est magnifique, promettant un accès universel aux savoirs et à la beauté.
“Tous les ouvrages existants” ne promettent malheureusement qu’une place infime “aux savoirs et à la beauté”.

Cette utopie a au moins le mérite de poser explicitement la question fondamentale propre à TOUS LES DOMAINES… celui de L’ÉVALUATION, tout spécialement dans les sociétés d’aujourd’hui où tous les processus de production sont potentiellement inflationnistes et où les “perles” sont de plus en plus rares dans des parcs à huitres de plus en plus grands.

Ce qui amène à un ultime enseignement: L’approche futurologique tend à être “conceptuelle” … ce qui signifie qu’elle tend à ne pas prendre en compte les dimensions quantitatives des phénomènes… dans lesquelles malheureusement tendent à se dissoudre… les concepts.


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *