de nouvelles utopies sont-elles possibles?

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L’utopie survivra-t-elle au XXème siècle? En se retournant sur le siècle qui vient de s’achever, on voit deux guerres mondiales, Hitler, Staline, Hiroshima, des génocides, des catastrophes nucléaires. Notre présent résonne de nouveaux bruits de bottes, de famines, de terrorisme. Notre futur nous promet la surveillance généralisée, les manipulations génétiques, la drogue, le chômage de masse, des inégalités croissantes et surtout une énorme impasse environnementale. Dans notre imaginaire collectif, la pression de toutes ces visions amène la dystopie à occuper toute la place. Parler de la fin des utopies devient un lieu commun. L’utopie n’apparaît plus que comme un objet d’étude vaguement anachronique: «Les utopies servent-elles à quelque chose ?» – «Les utopies sont-elles nuisibles?» – «D’anciennes utopies peuvent-elles renaître?» – «Peut-on changer le futur?»

L’utopie constitue-t-elle “un exercice désormais sans objet“, “une sorte de réflexe“ inhérent à l’humain et qui l’aide à vivre, ou encore une force sociale en sommeil qui pourrait se réveiller à tout instant, envers et contre tout.

 

l’utopie: un “je“ qui pense le futur du “nous“

 

L’utopie est un rêve consolidé. Elle crée une représentation idéale qui a vocation à devenir l’objectif d’un “projet social“. Pour dépasser le stade du rêve, elle doit incorporer les grandes lignes d’une faisabilité, même très approximative.

L’utopie est un “je“ qui pense le futur du “nous“. Que ce “je“ soit Platon ou Thomas More, Rousseau, Charles Fourier ou Karl Marx… ou vous… ou moi, dans tous les cas, l’utopie est fondamentalement antidémocratique, au moins dans ses prémisses.

Pour lever cette difficulté qui consiste à “imposer le bonheur“ au plus grand nombre, à n’exister que comme une dictature “pour la bonne cause“, l’utopie doit fédérer des imaginaires. Elle doit convaincre et rassembler une population significative. Une utopie authentique est donc un consensus:

  • du point de vue de la légitimité de son idéal
  • du point de vue de la crédibilité de son esquisse d’organisation

Ainsi:

  • Un idéal dépourvu de toute esquisse d’organisation est une simple chimère
  • À l’instar de la bureaucratie, une organisation dépourvue d’idéal est le commencement d’une dystopie
  • Une organisation associée à un idéal, mais dépourvue de consensus, n’est rien d’autre que “l’idéal de quelques-uns“, pour tout dire, une dictature.

C’est la possibilité ou non d’un consensus, à une période donnée en un lieu donné pour un idéal donné qui va déterminer la “possibilité d’une utopie“.

 

utopie & dystopie

 

deux futurologies différentes

 

Si l’utopie est potentiellement une “dictature pour la bonne cause“, si son idéal peut pâlir, son consensus s’effriter, si les exigences de sa protection peuvent prendre le pas sur les exigences de son fonctionnement… se pose la question des différences fondamentales qui existent, ou pas, entre utopie et dystopie.

La dystopie s’envisage comme l’aboutissement d’une “évolution inéluctable“.

À l’inverse, la société utopique n’est pas supposée “arriver toute seule“. Elle ne peut naître que d’une “volonté collective“. Ce qui met en évidence deux philosophies sous-jacentes relatives au futur

  • • Le futur apparaît déterminé dans le premier cas
  • • Dans le second cas, il ne l’est pas. L’Histoire n’est pas écrite. Le futur peut être changé.

L’adversaire initial de l’utopie est donc l’hypothèse déterministe.

On peut d’ailleurs vérifier que c’est bien elle qui sort renforcée d’un échec d’une utopie («on ne change pas la nature humaine»… etc.)

 

la primauté de l’ordre

 

Utopies et dystopies n’en possèdent pas moins de nombreux points communs.

  • Leur temps est arrêté. Elles correspondent donc à un “état“, un “état achevé“… une “fin de l’Histoire“.
  • Cet “état figé“ exclut l’idée de durée… donc des attributs de la durée: le quotidien, l’habitude, l’usure, le vieillissement, mais aussi le hasard, le changement, l’aventure, l’improvisation.
  • L’une et l’autre correspondent à des “ambiances homogènes“: il n’y a pas de fleurs parfumées et de chants d’oiseaux au pays de la surveillance généralisée. Il n’y a pas de moustiques en Utopie.
  • L’une et l’autre sont des idéologies. L’une et l’autre sont totalement dénuées d’humour.

Elles sont des pensées du collectif. Toute pensée du collectif se fonde sur un ordre. Nous ne savons pas appréhender le collectif autrement. Tous les ordres se ressemblent, ce qu’attestent leurs représentations graphiques.

Le familistère de Guise (1858-1883) pourrait tout aussi bien être une prison. La ville idéale d’Antonio Sant’Elia (1914) évoque toutes les dictatures du XXème siècle.

Utopie_architecture

 

Le siège de Bouygues, ou le futur siège d’Apple pourraient figurer des villes utopiques “traditionnelles“ (on y retrouve les mêmes codes, une géométrie forte, de la symétrie, un espace clos, une certaine grandiloquence).

 

Ces points communs amènent fréquemment à voir l’utopie et la dystopie comme deux faces d’une même pièce. Elles se réduiraient, le plus souvent, à deux jugements de valeur opposés appliqués à un même état:

  • Le paradis de l’une n’est qu’éternité d’ennui pour l’autre.
  • L’internet de l’une est communauté, liberté, connaissance et partage, là où celui de l’autre n’est que rupture du lien social réel et contrôle des individus
  • Le mur qui protège dans l’une… emprisonne dans l’autre

Cette ambivalence se nourrit également des situations relatives: l’utopie du pêcheur est une dystopie pour le poisson.

 

les conditions permissives

 

L’utopie a existé dans l’Antiquité (voir Platon), elle a disparu au moment où les religions monothéistes ont pris le contrôle des pensées, pour revenir à la Renaissance quand le pouvoir religieux a commencé à s’affaiblir (voir)

Une religion forte, comme tout totalitarisme, interdit toute autre utopie que la sienne.

Aujourd’hui, elle doit également composer avec le capitalisme qui s’appuie précisément sur ces supposés invariants de la nature humaine… ceux qui triomphent toujours des grandes utopies … ceux qui expliquent toujours leurs dérives: l’intérêt personnel, la compétition, la volonté de domination.

 

comment meurt l’idéal

 

Ce qui existe socialement repose sur un consensus, serait-il réduit au nom qu’on lui donne. Le consensus de l’utopie s’appuie sur un “idéal“, celui de la dystopie sur une “peur“.

Il apparaît ainsi que nous manquons de mots pour exprimer les deux autres cas de figure susceptibles d’opérer sous cette configuration:

  • Le projet consistant à s’opposer à une dystopie n’est pas fondé sur un idéal. Appelons-le “contre-dystopie“.
  • La dérive d’une utopie, qui n’a pas été souhaitée, doit tout à l’utopie, mais rien à l’idéal.

Ce qui nous amène directement à un puissant déterminant du futur des utopies:

un consensus est plus facile à obtenir sur une peur que sur un idéal. Le projet contre-dystopique va donc tendanciellement prévaloir sur le projet utopique. 

Ainsi meurt l’idéal… tué par la peur.

 

l’utopie aujourd’hui

 

l’évolution du champ de forces

 

Le XXème siècle a permis de voir concrètement des dystopies à l’oeuvre dans toute leur horreur. Jusque là, l’utopie s’opposait à l’injustice, à l’inégalité, à la violence, autant de maux perçus comme des dérives de sociétés incapables de garder la ligne d’un droit chemin. L’ennemi de l’utopie, celui qui impliquait chez elle la création d’un ordre, était une déviance, un chaos, face auxquels l’utopie se justifiait comme “pensée organisée du Bien“. Or, le vingtième siècle a vu se développer à grande échelle “une pensée organisée du Mal“ (fascisme, nazisme, stalinisme…).

Aujourd’hui, l’utopie n’a plus “un“ adversaire, mais “deux“.

Mieux. Cette pensée organisée du Mal, une fois identifiée, a commencé à être reconnue partout: terrorisme, corruption, mafia, sectes, recherche fanatique du profit (voir «l’irrésistible ascension de l’économie de l’interdit») réduisant d’autant la marge de manœuvre des pensées positives de l’utopie, pour laquelle il n’est plus seulement question de remettre de l’ordre, mais également de se battre contre des ennemis retors et puissants.

 

de nouvelles difficultés “techniques“

 

L’utopie doit composer aujourd’hui avec des problèmes croissants de mise en oeuvre

  • Star-system, success-stories et omniprésence de la compétition ne réfèrent plus qu’au rêve individuel
  • La multiplicité des possibles rend difficile un consensus autour d’une même idée du bonheur
  • L’information planétaire, en multipliant les visions des différences, décourage le projet collectif
  • La génération permanente d’événements et de nouveautés s’oppose à la stabilité des projets
  • Les thèmes traditionnels de l’utopie (nature, partage, égalité…) appellent à l’évidence une mise à jour
  • La simplification, passage obligé de la construction utopique, devient de plus en plus difficile face à la complexité croissante des possibles scientifiques et technologiques
  • La publicité sature l’imaginaire de représentations idéales qu’elle “vole“ à l’utopie pour les canaliser vers la consommation
  • La consommation offre, avec l’instantané d’une constellation de microprojets, une alternative facile à l’implication forte que demande la construction d’un projet de grande ampleur.

… et avec un ordinateur, on peut faire tellement de choses tout seul.

 

les nouveaux possibles de l’utopie

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idéologies & bilans

 

Dans la vie courante, on tire les leçons de ses échecs pour “faire mieux la prochaine fois“. Ne serait-il pas important de le faire aussi pour les expériences à caractère utopique?

Comme nous l’avons vu ci-dessus, tout échec d’une utopie particulière tend à renforcer l’idée d’une fatalité de l’échec pour l’utopie en général, donc pour toutes celles qui suivront. Or il suffit de poser la question «Sur quoi se fonde le bilan d’une utopie?» pour se rendre compte que si l’utopie relève de l’idéologie, son évaluation… en relève également.

Prenons l’exemple de l’utopie communiste. Idéologiquement “surchargée“, elle est intéressante à plusieurs titres:

D’une part parce qu’elle a constitué, à son époque, la plus grande construction utopique de l’Histoire (des centaines de millions d’humains)

D’autre part, parce que le communisme, au moins dans l’idée du plus grand nombre, agrégeait les contenus, non seulement de l’utopie en général (source)

  • vie communautaire,
  • prévalence de l’égalité sur la liberté
  • refus de l’argent,
  • temps consacré au loisir et à l’éducation,
  • obligation du travail pour tous,
  • simplicité des modes de vie et des mœurs,

mais également de la plupart des tentatives de leurs mises en application:

  • Liberté-Égalité de la Révolution Française
  • Phalanstère, etc…

ainsi que de l’idée émergente de “démocratie“

Son bilan “objectif“ apparaît sans appel: échec économique, démocratique, social, environnemental.

La dimension idéologique du bilan se révèle néanmoins à travers plusieurs vices de l’évaluation:

  • L’échec de cette utopie est-il “la Chute du Mur“ ou… “l’arrivée au pouvoir de Staline“?
  • L’échec économique du communisme ne doit-il être pensé que dans les termes de l’économie capitaliste?
  • Les deux grandes dérives du communisme ne sont jamais que les mêmes que celles des pays occidentaux
    • l’immobilisme bureaucratique (comme l’Europe… comme la France)
    • les dictatures (Hitler, Franco, les dictatures africaines, sud-américaines, asiatiques…)
  • Les grandes horreurs de Staline, de Pol Pot, de la Révolution Culturelle répondent au génocide et à l’esclavage sur lesquels s’est construite la démocratie de référence: les États-Unis
  • À propos de réussite économique rappelons que les États-Unis ont le 4ème taux de pauvreté au monde (plus de 50 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté) – source OCDE
  • À propos d’échec social, rappelons que ces mêmes USA ont le taux d’incarcération le plus élevé du monde
  • Quant à la démocratie, fonctionne-t-elle si bien dans les pays occidentaux ?

Le communisme est donc surtout coupable d’avoir permis… ce qu’aucun régime n’a su empêcher. Cela n’enlève rien à son échec. La différence c’est que posé en ces termes, cet échec ne nous ramène pas à l’unique modèle occidental. Il montre seulement que la démocratie reste à inventer… donc que l’utopie peut continuer à vivre.

 

On retrouvera cette même question du bilan et de ses idéologies, appliquée à l’utopie d’internet, dans cet article de Libération.

 

utopie et rupture

 

Paul Ricoeur insistait sur cet aspect:

Ce qui caractérise l’utopie, ce n’est pas son incapacité à être actualisée, mais sa revendication de rupture

L’utopie étant fréquemment comprise comme “moteur“ de la rupture, l’inverse de cette relation de causalité est plus rarement évoquée, bien qu’historiquement établie: les ruptures appellent l’utopie… et on nous en promet beaucoup.

La découverte du “Nouveau Monde“, la “Révolution Française“ ou la création d’internet, ont chaque fois posé la question des possibles et par là… de l’idéal.

La force, mais aussi la faiblesse, de l’utopie face aux ruptures, sont liées au fait que celle-ci doit se définir “pour“ quelque chose et non pas “contre“. C’est sa fonction et sa raison d’être. Elle est une pensée de projet, même quand celui-ci paraît irréalisable.

 

comment l’idéal renaît

 

Dystopies et contre-dystopies occupent aujourd’hui le terrain de l’imaginaire parce que, comme nous l’avons vu, le consensus est plus facile à obtenir sur une peur que sur un idéal. Mais si la peur agit très vite, elle agit aussi pas très longtemps. L’idéal… c’est le contraire.

 

le futur de l’utopie

 

L’utopie est une idéologie, mais “la fin des utopies“… aussi.

L’utopie républicaine en France a mis un siècle à s’installer. Elle s’y est reprise à trois fois. La révolution russe à deux fois. Ceci posé sans aucun jugement de valeur sur ce qu’elles ont finalement produit.

Internet a été tué par la NSA, comme la République avait été tuée par l’Empire. L’Empire est mort rapidement… la République est toujours là.

 

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