des fake news aux fake concepts: la théorie du complot

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On ne l’avait pas vue venir: la “théorie du complot” s’est invitée dans les débats pour nous mettre en demeure de choisir entre l’angélisme et la paranoïa sur la plupart des sujets, et ce, au point de voir surgir des chiffres quelque peu insolites tels que ceux-ci :

 

Seuls 6,2 % des personnes interrogées seraient totalement imperméables aux théories du complot
D’où l’urgence de comprendre la nature de ces influences sulfureuses, puisque vous et moi partageons l’évidente probabilité mathématique de… ne pas faire partie des 6,2%.
Curieusement, ce qui se présente comme un concept-enveloppe renvoie à des principes non seulement très différents, mais surtout tout à fait opposés, ce qui impose le préalable d’une esquisse de typologie. La plus parlante est sans doute celle que l’on peut construire autour de la relation à la complexité. Trois grands types se dégagent, tout en admettant bien sûr déclinaisons et variantes:
  • Le complot est complexe et s’oppose à la vision simpliste du plus grand nombre. Il s’applique préférentiellement à un évènement. Il n’implique rien de significatif. On va notamment y retrouver les grands disparus de la presse people. C’est le plus inepte, mais le plus utile… au troisième.
  • Le complot est une évidence que le plus grand nombre se refuse à admettre. Il s’applique préférentiellement à un groupe social, accusé de vouloir “prendre le pouvoir”. Il ne fait l’objet d’aucune démonstration, seulement d’une liste d’exemples plus ou moins biaisés. Hitler et Staline sont passés par lui pour obtenir un pouvoir absolu, car ce complot-là présente une caractéristique immuable: c’est le “soupçonneur” qui prend le pouvoir… pas le soupçonné.
  • Le complot n’existe pas en dépit d’une croyance largement répandue. Il s’applique préférentiellement à un phénomène. C’est là que s’épanouit la théorie du complot vue comme outil de communication.
La théorie du complot mérite surtout d’être envisagée sous ce troisième angle, celui de l’outil de persuasion, qu’à l’évidence, elle est devenue. En ce sens, ce billet fait suite à un propos antérieur ayant pour sujet “l’ingénierie du consentement”, dans lequel la théorie du complot n’avait été que brièvement évoquée.
Les ressorts de cet outil sont transparents:
  • ridiculiser le soupçon en s’appuyant sur les représentations les plus grotesques de l’idée de complot , élargie pour l’occasion à toute forme de collusion
  • la gratifier de l’appellation de “théorie”
  • puis faire référence à ce nom face à la mise en cause de n’importe quel lobby afin de nier jusqu’à l’existence de ce type d’influence
Il pourrait ne s’agir que d’un “truc” de communication à la mode, si deux autres concepts attachés au même domaine, ceux de “lanceur d’alerte” et de “fake news”, n’étaient pas l’objet d’un engouement similaire et concomitant. La question va être de comprendre le pourquoi de ces émergences et la nature des évolutions dont elles pourraient être le symptôme.

complot & théorie du complot


En tout premier lieu, il convient d’exprimer les relations qu’entretiennent “le complot” et “la théorie du complot”, dont l’ambiguïté tient au fait que le premier appartient au registre de l’action et la seconde à celui de la communication.
  • Le regroupement d’individus visant à la réalisation d’un quelconque objectif constitue l’essence même d’une société. Par rapport à ce fonctionnement “normal”, le complot se distingue par le caractère illicite des buts qu’il poursuit ou des moyens qu’il utilise pour les atteindre… ce qui l’astreint au secret.
  • La “théorie du complot” est un artifice de communication qui, en présentant sous un même éclairage des collusions réelles et des constructions abracadabrantes, a pour effet d’ôter de façon immédiate toute crédibilité à la dénonciation des premières. Le terme de «théorie», habituellement utilisé comme gage de sérieux dans le monde scientifique est ici exploité pour dénigrer son objet «le complot». Pourquoi ce terme, qui semble mal adapté, a-t-il fini par prévaloir dans l’usage, au détriment d’un autre plus représentatif de l’idée que pourrait être celui de «mythe»? La raison probable en est que “théorie du complot” met en accusation non pas l’objet d’une croyance, mais le processus qui permet d’y accéder. La complexité de l’explication y est présentée comme une perversion de la pensée face à “l’évidence de l’explication simple”, surtout lorsqu’elle est associée à une vision négative de l’humain, des firmes ou des institutions.
Enfin, le recours à la théorie du complot pour ridiculiser les allusions aux systèmes d’influence n’est pas le fait … d’un complot. Il ne s’agit que d’un outil à la disposition des protagonistes d’une controverse … néanmoins utilisé de plus en plus fréquemment.

la théorie du complot comme outil de communication


Tout phénomène jugé socialement important demande à être expliqué… de façon rationnelle… c’est à dire rattaché à une logique qui associe des faits, des acteurs et des motifs. Ces logiques se répartissent selon trois grands types de schémas explicatifs:
  • Le premier s’appuie sur des motifs usuels, majoritairement admis sur la base de fonctions à remplir, de comportements types, de contraintes incontournables ou de valeurs sociales. C’est le schéma explicatif “bien-pensant”. Les choses ne sont rien d’autre que ce qu’elles paraissent être. Là réside “l’évidence de l’explication simple”.
  • Le second s’appuie sur l’hypothèse que ce sont les intérêts de groupes particuliers qui déterminent la logique de l’explication: c’est l’hypothèse du complot.
  • Le troisième s’appuie sur l’hypothèse inverse: ce sont les logiques dominantes qui produisent des convergences de comportement entre des individus ou des groupes, sans qu’aucune concertation entre eux ne soit nécessaire: logiques capitalistes, institutionnelles, idéologiques.
On peut poser que les trois existent et qu’ils interagissent constamment… ce qui impose des limites au poids possible de chacun.
Cependant, médiatiquement parlant, le troisième type a le plus grand mal à survivre, car soit il se rattache au premier par le biais de connexions “bien-pensantes” («l’entreprise doit faire face à la pression de la concurrence, ce qui l’oblige à déroger parfois à une éthique qu’elle aimerait pouvoir faire sienne». «Un politique qui se bat pour certaine valeur a “aussi” le devoir de “durer”»…etc), soit il fait l’objet de développements complexes dont les analyses marxistes s’étaient fait une spécialité et … qui cohabitent mal avec le zapping. Médiatiquement parlant, il ne reste donc que les deux premiers, dont l’un est majoritairement admis et l’autre tissé de fils cachés.
Pour assurer la primauté du premier, il suffit aujourd’hui d’en appeler à la théorie du complot, qui permet de clore un débat sans avoir à recourir à d’autres arguments que celui de “l’évidence de l’explication simple”.
Il faut cependant souligner que l’hypothèse du complot, créative, foisonnante et stimulée par la littérature et le cinéma, a une réelle capacité à intégrer un grand nombre d’informations dans les logiques les plus inattendues. L’hypothèse du complot est donc un intégrateur puissant de “fake news”… et réciproquement.

l’évidence de l’explication simple


Le fait que trois types de logiques participent à l’explication finale la plus vraisemblable des phénomènes socio-économiques les plus significatifs suffirait à mettre en doute “l’évidence de l’explication simple” – voire à l’affubler, par mimétisme, de l’étiquette infamante de “théorie du simple” -.
Mais il y a aujourd’hui bien d’autres raisons d’en douter comme celles qui ont été mentionnées dans un ancien billet “l’irrésistible ascension de l’économie de l’interdit”.

 

Aujourd’hui, personne n’admettrait plus qu’un industriel français puisse perdre un gros contrat pour avoir refusé de payer des pots-de-vin. Les manipulations boursières s’assimilent à de la virtuosité, le plagiat à de la réactivité et la fraude fiscale à un principe de bonne gestion. Une nouvelle légitimité s’est installée qui accrédite les méthodes de voyous dans l’ensemble du monde bien-pensant.
Or, cette légitimité vient d’accéder à un stade supérieur

 

Les députés ont approuvé, mercredi 28 mars 2018 en première lecture, par 46 voix contre 20, une proposition de loi LRM pour protéger le «secret des affaires» des entreprises … Ce texte, transpose une directive adoptée par le Parlement européen en juin 2016
Explication de type 01:

 

Il s’agit de protéger nos entreprises contre l’espionnage économique, le pillage industriel ou la concurrence déloyale
Explication de type 02 :

 

Un journaliste allemand qui avait contribué à la révélation du scandale CumEx , une gigantesque escroquerie fiscale à l’échelle européenne, est aujourd’hui poursuivi pour incitation à la violation du secret des affaires, après la plainte d’une banque suisse.
Les façons de frauder le fisc s’assimilent donc aujourd’hui à des secrets de fabrication. Peut-être seront-elles bientôt l’objet de brevets.
Le citoyen, le journaliste et le lanceur d’alerte sont donc “invités” – au sens fort du terme – à se satisfaire de “l’évidence de l’explication simple”, car après être passé du toléré au légitime, l’illicite est désormais “protégé par la loi”.

 

En 2013, le montant des sommes dissimulées dans les paradis fiscaux s’évalue entre 15 000 à 23 000 milliards d’euros …/… 23 000 milliards d’euros représentaient en 2013 l’ensemble des 3 premiers PIB mondiaux : États-Unis + Chine + Japon (source FMI) …/… Les bénéfices de toutes les activités délictueuses “à l’exclusion de l’évasion fiscale” se seraient élevés (source ONUDC) à environ 2100 milliards de dollars en 2009 -…/… le blanchiment d’argent représenterait quand à lui 1600 milliards de dollars “supplémentaires” dont 70% légalisés à travers le système financier.
Désormais, l’illicite constitue l’économie dominante. À ce titre, il demande à être protégé… et l’est effectivement, à la fois par la loi et par … “la théorie du complot”.

  1. Alain

    Le présent est ici bien traité, mais il y a un peu carence quand à l’origine du phénomène « théorie du complot ».
    Si les journalistes avaient respecté leur propre charte de déontologie, les lanceurs d’alerte n’auraient même pas eu à naître, tant leur travail n’est qu’une compensation logique au vide éthique, laissé par ceux-là même qui sont censé repérer les complots et déjouer les conspirations. Maintenant, non seulement les journalistes ne font plus leur travail, mais en plus, ils stigmatisent ceux qui ont le courage de le faire, les lanceurs d’alertes. La nature, même humaine, a horreur du vide, et toute incompétence finira toujours par être comblée, d’une manière ou d’une autre.
    Un autre aspect est oublié. C’est l’abrogation, en 1999, de « Nul n’est censé ignorer la loi » sous prétexte réel qu’avec 13 millions de textes d’applications des lois, aucun juge n’est capable aujourd’hui de toutes les respecter, par impossibilité de toutes les connaître. Cette « permission » d’ignorer la loi a laissé libre champ à des lois de plus en plus incompréhensibles, à des lois qui ne peuvent profiter qu’à une élite d’avocats, qui gouvernent d’ailleurs depuis. Aujourd’hui, la grande majorité des français ne lisent plus les lois, devenues labyrinthiques, et ne peuvent que se contenter de la propagande médiatique, complice de cette sanctuarisation cognitive des lois. Ils ne nous restent plus que le combat constitutionnel, c’est pourquoi depuis 20 ans, un travail acharné de sape de notre constitution est « en marche ». La venue des Gilets Jaunes est donc le remplissage attendu du vide béant laissé par l’incohérence législative de députés opportunistes et frivoles. Mais, je confirme tout de même que si l’oligarchie financière, née du complexe militaro-industriel progressivement remplacé par un complexe pharmaco-alimentaire (fusion Bayer-Monsanto), est bien la commanditaire, les députés et journalistes ne sont plus que des commandités.
    Pour ce qui est du futur, il est clair que la starification du messager est en bout de course, laissant réapparaître l’importance du message. D’ailleurs l’accueil méprisant, systématiquement décrédibilisant, des médias face aux actions d’anonymes, démontre la panique qui s’empare de ces officiants au culte, très sectaire et ultra élitiste, de la personnalité. C’est bien pour cela que les médias aux ordres insistent constamment sur le fait qu’il n’y a pas de personnalité à la tête des Gilets Jaunes, et qui explique au passage pourquoi ils n’en veulent pas. Comble de l’horreur, pour les menteurs professionnels qui ont l’habitude d’avoir un messager à abattre, afin d’occulter le message. Le peuple n’a plus confiance dans cette secte tacite des messagers VIP, et se remettent à étudier le message, et les dossiers référencés qui vont avec.
    Grand bien nous fasse !!! Il est grand temps de sortir de la cours de récréation politique que représente le culte de la personnalité, pour pouvoir enfin faire de la démocratie d’adulte, averti et cultivé. Si la révolution nous a fait entrer dans l’enfance de la démocratie, si 1968 nous a fait passer à l’adolescence démocratique, les Gilets Jaunes sont un premier pas, certes peu assuré, dans la démocratie adulte et responsable. Pour cela, il nous faut bien mettre au ban des accusés la démocratie représentative de tutelle. En déterminer les limites pour faire place à une démocratie expressive, plus scientifique que technocratique. Mais cela ne pourra se faire tant que les scientifiques ne seront pas descendus dans la rue. Après les policiers et les juristes, ils sont les tant attendus. Le frein vient évidemment d’une oligarchie qui le sait, et qui donc payent grassement les scientifiques, pour rendre leur carrière plus importante que leur éthique. Ce que vous démontrez très bien sous un autre angle.
    En conclusion, toujours temporaire, le retour de l’importance du message par rapport au messager est un véritable changement de paradigme. Cela devrait nous mener à une évolution, et non à une simple révolution ou même Mai 68, comme il plairait à l’oligarchie de réduire les mouvements actuels. Après tout la révolution n’a été qu’un passage d’une l’élite héréditaire à une élite propriétaire. Mai 68 n’a été que le début du clientélisme, où l’élite s’est contentée de passer quelques « caprices » à un peuple toujours infantilisé. Le politiquement correct a du plomb dans l’aile, obligeant à un retour de la réelle politique qui constate la crise d’adolescence démocratique, en la stigmatisant de populisme. Terme valise impersonnel devenu plus efficace contre l’expression populaire que le complotisme, qui ne concerne somme toute que quelques rares individus.

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