Risque, gestion & transfert de risques: l’économie du futur

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Risque industriel, risque informatique, risque climatique, risque financier, terrorisme, OGM, big datas… jamais le risque n’a semblé aussi présent… ce qui, dans une problématique de prévision, peut être compris comme une tendance.


 l’idée de risque


Contrairement à la majorité des thématiques qui se professionnalisent (c’est son cas), la définition du risque devient de plus en plus floue. Ce paradoxe pourrait être compris comme une seconde tendance. Il est plus probablement l’indicateur d’un changement de paradigme (voir: « nouveau paradigme: quand « tout » devient autre chose« )… et c’est beaucoup plus intéressant.

Hier encore, on définissait le risque comme (w)

une contingence indésirable, préalablement connue, relativement anodine et peu probable.

On le définit aujourd’hui (norme ISO) comme

combinaison d’une probabilité d’évènement et de sa conséquence

On notera la disparition du ” connu ”, du ” relativement anodin ” , du ” peu probable ”… et même, plus surprenant encore, de ” l’indésirable ”, comme si ces différents attributs étaient désormais voués à une perception ” relative ”, variable selon les points de vue, comme peut l’être le risque vu par le pêcheur ou par le poisson.

Au nom du risque, on vend aujourd’hui des caméras de surveillance, des médicaments, des accessoires auto, des portes blindées, des détecteurs de fumée, d’innombrables services et conseils. On vend de la prévention… des actualités… et des partis politiques. Mais dans ces domaines, le risque n’agit que comme ” argument de vente ”. Le risque n’est véritablement ” LAmarchandise que dans le secteur du ” transfert de risques ”.


anatomie du transfert de risques


Le contrat (ou police) d’assurance a pour but le transfert de risques (w) :

L’assuré cède un risque, par définition aléatoire, à la compagnie d’assurances …La compagnie d’assurances accepte le risque en échange de la prime (ou cotisation)

Ce principe existe depuis 4000 ans (w), pourtant il apparaissait encore négligeable dans le budget des ménages au lendemain de la dernière guerre. Aujourd’hui:

les ménages français ont dépensé en 2012, 2.270 euros ” en moyenne ” pour leurs assurances.

L’ensemble des cotisations d’assurance collectées en 2014 représentait 200Mds/€… soit trois fois les recettes de l’impôt sur le revenu.

Comme nous allons le voir, de nombreux mécanismes opèrent derrière cette notion apparemment limpide. La prévision passe par leur mise à jour, car on sait que la recherche du profit tendra à pousser les logiques vers leurs limites, à les détourner, à les décliner, à les pervertir et que c’est cela qui va produire notre futur. D’où l’intérêt d’identifier les principaux.

transfert de risque: l’asymétrie de l’échange

Dans un échange commercial, l’asymétrie n’est ni un abus ni une malformation, c’est au contraire un principe indispensable. Classiquement, l’asymétrie liée à une marchandise est fondée sur l’utilité: tangible pour l’acheteur, nulle pour le vendeur. Le transfert de risques correspond à un échange exclusivement financier (” cotisation ” contre ” indemnité ”), dont l’usage est absent. L’asymétrie va donc devoir se construire selon un autre principe: celui de deux approches différentes du risque:

  • un risque ” calculé ” pour l’assureur. En tant que tel, il peut être géré.
  • un risque ” perçu ” pour l’assuré . En tant que tel il peut être influencé.

Aujourd’hui on meurt de cancer, d’AVC et d’accident d’automobile, alors qu’on redoute surtout le terrorisme et l’accident d’avion.

Quant à l’influence qui s’exerce sur le risque perçu, on peut citer la fameuse campagne de 2009 pour la vaccination contre la grippe, ainsi que ce point de vue de spécialiste concernant le risque terroriste:

Quelle que soit l’époque ou la couleur du gouvernement, on comprend bien le jeu politique qui consiste à exagérer la menace d’une certaine forme de terrorisme et à en minimiser d’autres, celles contre lesquelles on peut difficilement lutter.

L’asymétrie se consolide de la façon suivante:

  • le risque calculé (celui de l’assureur) l’est sur la base d’une moyenne
    • issue de la mutualisation entre les assurés
    • issue du lissage entre compensations faibles et compensations élevées
  • le risque perçu (celui de l’assuré) l’est sur la base d’un risque maximum. C’est celui-ci qui motive l’engagement de l’assuré, le risque auquel il ne pourrait pas économiquement faire face (accident grave, hospitalisation longue, incendie du logement…)

Cette asymétrie de base en implique d’autres.

La mutualisation, principe fondamental du transfert de risques, fonctionne d’autant mieux que la population assurée est plus importante.

  • en d’autres termes, quand l’échange met face à l’individu une société très puissante
  • ce qui suppose un rapport de pouvoir entre les parties très inégal

Une masse assurée très importante favorise, en outre, la gestion technique

  • approche statistique plus fiable
  • impact faible des indemnisations élevées
  • globalement, moins d’imprévu (donc de risque) pour l’assureur

Le rôle central que joue la mutualisation interdit l’accès à cette économie aux petites sociétés: le transfert de risques est une économie réservée aux géants. Elle met face à face un géant et un individu isolé (il l’est et le sera de plus en plus)

la notion de transfert

Fondamentalement, un transfert n’est pas qu’un acte, mais l’élément potentiel d’une chaine. Ce qui est transférable est potentiellement ” re-transférable ”… sans transformation ou avec.

Le transfert sans transformation existe: les compagnies d’assurances sont officiellement assurées… mais il peut dériver bien au-delà. Les conséquences des risques pris par les grands groupes financiers (les géants) sont, au stade ultime, prises en charge par les États, c’est à dire… par le contribuable… autrement dit par celui qui, au départ, était supposé être l’assuré, et qui, en dernière instance devient… l’assureur. La socialisation des pertes et la privatisation des profits sont ” aussi ” très tendance.

Le ” transfert de – transfert de risques – ” peut également s’effectuer après transformation sur la base du concept de responsabilité. Ceci consiste à intercaler à l’intérieur d’un échange purement financier, un intermédiaire exogène relevant du droit. Cet intermédiaire devient d’autant plus actif qu’une chaine de causalités peut être identifiée dans la survenue d’un dommage: un accident de voiture … provoqué par un conducteur sous l’emprise de l’alcool… un conducteur mineur… le barman qui l’a servi… l’ami majeur qui a été témoin… Nous rejoignons là une autre tendance éprouvée: celle de la judiciarisation des relations sociales

le recours de plus en plus systématique à des instances juridictionnelles pour le traitement de questions ou de difficultés qui, naguère encore, y échappaient presque totalement. C’est ainsi que l’on assiste à une judiciarisation de la médecine, de l’enseignement, de la culture, d’Internet, de la vie des familles, des entreprises, des associations, des administrations, du fonctionnement des institutions ou des collectivités locales, etc.

Le transfert de risques se prête particulièrement bien à la judiciarisation. Celle-ci implique que la compensation financière due puisse n’être accordée que de façon conditionnelle, c’est-à-dire qu’elle puisse ne pas l’être, en dépit des termes de l’acte, en dépit du paiement par l’acheteur, le droit prévalant sur les termes du contrat. Un… ” risque ” supplémentaire pour l’assuré.

Ajoutons à cela que le transfert de risques peut n’être que partiel – principe de la franchise (par le bas) ou de l’indemnité maximum (par le haut) -, ce qui signifie que le consommateur n’achète, concrètement, ” qu’une partie ” de ce qui lui est « théoriquement » vendu.

On le voit, l’asymétrie de l’échange est beaucoup plus large qu’il n’y parait: l’assureur bénéficiant de beaucoup plus de possibilités de re-transfert que l’assuré.

Tous les leviers de l’asymétrie seront exploités dans le futur, c’est une certitude. Toutes les possibilités de marché, également.

Le marché du transfert de risques est illimité

Henri de Castries, PDG d’AXA:

Le besoin de protection contre les risques grandit partout dans le monde

De fait:

  • De nouveaux risques apparaissent quotidiennement, les anciens disparaissent rarement complètement
  • Chacun s’accorde à admettre un développement futur des risques technologiques, industriels, environnementaux… voire sanitaires
  • En règle générale, la survenue du dommage ne clôt pas l’échange marchand correspondant puisqu’elle ne purge pas le risque, dont la possibilité demeure… intacte.
  • L’assurance peut être rendue obligatoire (ex: assurance automobile).
  • Le risque est un libellé qui exprime et qui délimite. À ce titre il s’inscrit dans une hiérarchie sémantique, dit autrement une arborescence de libellés (du ” risque habitation ” au… ” vo ”l, ” incendie ”, ” dégâts des eaux ” …etc). Toute décomposition d’un risque est productrice de nouveaux libellés et par là de nouveaux risques, susceptibles d’être isolés et exploités pour eux-mêmes.
  • Un risque exprime un indésirable, mais tout indésirable peut être posé comme un risque
  • Un risque exprime une anticipation, donc un futur, mais tout futur comporte des risques, qu’il soit projet ou inaction
  • Faire confiance est un risque. L’inverse également.

Tout est risque. Penser en terme de risque donne le vertige. Ce n’est pas un marché, c’est une métaphysique.

Pour notre propos, ce sera surtout un changement de paradigme qui va bouleverser les problématiques, les comportements, les significations, les objectifs, l’utilisation des technologies… et par là, fabriquer notre futur. Cela ne signifie par qu’il n’y aura plus rien d’autre, mais que cette logique-là va prévaloir sur toute autre logique et avec des conséquences bien particulière.

Le transfert de risques au carrefour de toutes les tendances

  • Développement de la normalisation
  • Une économie sans production  (mais génératrice de ” produits dérivés ”)
  • Une économie sans emploi (échange strictement financier, donc éminemment robotisable)
  • Une économie financiarisée (dans le droit fil des évolutions actuelles)
  • L’osmose du politique et du financier
  • La judiciarisation des relations sociales (omniprésence de la ” responsabilité ”)
  • Une économie réservée aux très grandes sociétés
  • Une économie parfaitement adaptée au lobbying grâce à la légitimité de ses arguments.

 

la double légitimité du transfert de risques


la légitimité la plus solide qui soit

  • Le risque appelle la protection, dont la légitimité s’impose jusque dans le règne animal.
  • Le transfert de risques s’appuie sur la mutualisation, concept aux connotations de solidarité, dont la légitimité est telle qu’il fait référence aussi bien pour la recherche la plus effrénée du profit, que pour ses opposants les plus résolus sous le vocable d’économie collaborative.

le concept finalement assez pervers de mutualisation

Nous l’avons vu plus haut, la mutualisation suppose et induit une inégalité radicale. Mais il y a pire. Qui souhaite partager les risques d’emprisonnement avec un criminel endurci, les risques de SIDA avec une prostituée africaine, les risques d’accident avec un conducteur imprudent… ? Personne n’a envie de partager des risques avec quelqu’un qui en présente beaucoup plus que lui.

Si une notion bénéficie d’une légitimité équivalente à la mutualisation, c’est bien… la démutualisation. La marche vers la seconde n’est rien de moins qu’une implication quasi-mécanique de la logique de la première.

Les bonus et malus pour les risques automobiles, l’âge pour la santé, les antécédents dans tous les domaines… la gestion des risques consiste en une différenciation à l’intérieur de l’ensemble des assurés… passant par l’exclusion des plus couteux. La limite de cette modulation: l’individualisation du risque.

La mutualisation de l’assurance n’est pas une solidarité. D’ailleurs, peut-être ne peut-il pas y avoir de solidarité là où existe une possibilité de calcul.

Or, comme dit plus haut, le transfert de risques est un échange exclusivement financier. Tout préjudice doit faire l’objet d’une évaluation économique pour espérer être pris en charge. Sa logique fondamentale exige donc de ” tout ” évaluer économiquement… absolument ” tout ”… et donc spécialement les individus.

Là réside une des dimensions inquiétantes du futur de l’économie du risque, celle de l’évaluation des individus, qui rejoint les technologies les plus controversées du moment. Comme disent les transhumanistes, ” l’homme va être amélioré ”. Ce qui va sans aucun doute se produire… mais bien sûr selon le point de vue dominant: celui des compagnies d’assurance.

Ce sera l’objet du prochain billet.


 

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