pourquoi l’évènement est-il une espèce en voie de disparition ?

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L’évènement semble n’avoir jamais eu une telle emprise sur les médias, alors même que son écosystème (surprise – rapport signal-bruit…) ne cesse de se dégrader.

Une transformation profonde des médias et de l’information est-elle en train de s’opérer?
Au niveau le plus général, est-il imaginable de déconnecter l’évènement  («fait qui attire l’attention par son caractère exceptionnel») de l’information, dont la valeur se définit à peu près sur les mêmes critères, à savoir son caractère improbable, singulier, détaché du banal et de la répétition («le soleil se lèvera demain» n’est pas une information… même si c’est vrai).

évènement et information


En première analyse, l’évènement peut être posé comme un “fait” quant l’information est un “message”, les deux ne seraient donc pas de même nature, bien qu’indissociables dans la mesure où le second est l’inévitable canal par lequel se fait connaitre le premier. C’est ce qui distingue fondamentalement l’évènement directement vécu par l’individu de celui qui est socialement reconnu comme tel.
La conséquence en est que le caractère exceptionnel par lequel un fait accède au statut social d’évènement peut devoir autant – sinon moins – à sa réalité propre qu’à la façon dont il est communiqué. En fait, l’information peut “faire évènement” simplement en donnant un caractère remarquable à un message particulier. Ainsi, la communication de l’évènement suppose un travail préalable de sélection: pourquoi mettre en valeur tel fait plutôt que tel autre? De là émerge l’idée de “lecture évènementielle des faits 

surprise et rapport signal-bruit


Le rapport signal-bruit exprime ce qui distingue l’information “utile” (le signal) de l’information inutile (le bruit). À priori, cette distinction apparait subjective: si une personne téléphone dans une pièce où une autre regarde la télévision, les sons émis par chacune des sources sont le signal pour l’un, du bruit pour l’autre. La dimension objective du phénomène réside dans le fait que si dans cette même pièce deux autres personnes discutent pendant qu’une autre encore écoute de la musique, tous les “signaux” tendent à être absorbés par le bruit… d’autant que chacune des sources va tendre à augmenter son propre volume sonore.
À l’instar de cet exemple, l’espace médiatique tend à être saturé de bruit, chaque média mobilisant tout un savoir-faire pour exacerber “son signal à lui”.

évènement: l’exigence du préchauffage


Ainsi, les “qualités” qui font d’un fait un évènement ne sont plus intrinsèques à celui-ci. Par exemple, battre un record, dans quelque domaine que ce soit, n’est plus aujourd’hui reconnu comme un évènement: les records sont faits pour être battus!
L’évènement n’étonne plus… ou assez peu… et pas très longtemps. La cacophonie évènementielle du bruit de fond tend à rendre inaudible sa singularité.
Pour être consommable, l’évènement doit faire l’objet d’un “préchauffage”. Mais cette nouvelle exigence de la lecture évènementielle accélère la dégénérescence de l’évènement.
  • Ainsi, l’équivalent de 25% de la surface du territoire français partant en fumée au Canada n’est un évènement ni en France… ni peut-être même au Canada, alors que n’importe quel fait affectant la vie privée d’une quelconque célébrité en sera un.
  • Le “thème à la mode” en est un autre, mais de façon assez paradoxale, puisqu’il tend à forcer la lecture évènementielle d’un … anti-évènement… qui n’existe que dans la mesure où… il ne surprend pas, sa fonction médiatique étant de conforter un présupposé (harcèlement ou violence à l’égard d’un groupe social particulier, manifestation du réchauffement climatique …). L’objectif de ce type de communication est de confirmer le caractère habituel … donc “non évènementiel”… de l’évènement.
  • La nécessité d’un préchauffage s’applique tout particulièrement à la lecture des données chiffrées, aujourd’hui tellement surabondantes qu’elles tendent à ne plus être que du bruit.
Il en découle une perte des ordres de grandeur qui déconnecte l’évènement de la réalité. Une broutille bien vendue s’impose, tant dans les médias que dans les esprits, face à une catastrophe planétaire.
Cette exigence de préchauffage révèle un autre angle de lecture, celui de la diffraction évènementielle qui alimente elle aussi l’inflation dans ce domaine: le discours sur l’évènement d’un responsable politique – soit un message sur le message – se substitue très rapidement à l’évènement source… ainsi que les réactions qu’il suscite… etc
Ces mécanismes ont cependant totalement changé d’échelle avec l’essor des réseaux sociaux qui fait de chacun… un potentiel journaliste… créant un “bruit de fond” d’évènements, sélectionnés sous les motifs les plus divers, particulièrement sous l’influence de la débauche actuelle de pseudo-militantismes affectant… tous les sujets.
Face aux difficultés de trouver des faits originaux susceptibles de surprendre (… on ne dispose pas tous les jours d’un 11 septembre 2001…), les fake news fleurissent, saturant encore un peu plus le bruit de fond de l’information et accélérant son vieillissement, phénomènes voués à être encore amplifiés par la mise à disposition croissante des ChatGPT et consorts.

retour vers le …“réel”?


“L’évènement socialement reconnu comme tel” est en crise et rien ne permet de penser que celle-ci soit passagère. On peut en attendre un repli croissant vers “l’évènement individuel”, de plus en plus inutilement dopé par des photos, vidéos et autres selfies (voir: «que va-t-il en rester: photos et vidéos?») et surtout déconnecté de l’information générale. Soit une indifférence croissante à l’égard de la vie sociale.
(*) Tous ceux qui cherchaient l’extraordinaire ont eu de longues années pour le trouver (informations, réseaux sociaux, scoops… puis métavers). Ils s’en sont saturés, ils s’en sont dégoûtés, ils s’en sont détournés. Les machines à produire de l’imprévu dans le quotidien qu’étaient les réseaux sociaux ont accouché de communautés de plus en plus refermées sur des consensus de plus en plus étroits autour de contenus de plus en plus plus… “probables”… consolidant l’appauvrissement de la vie de tous les jours par un “quotidien numérique” plus pauvre encore.
Ce qui nous ramène aux conclusions d’un ancien billet (voir: “une société dont l’addiction serait l’unique moteur…”). Une pratique addictive (jeux, sports, travail…) constitue ce qui ferme le plus l’individu aux informations du milieu ambiant en le stimulant par d’autres canaux. Le jeu en est le meilleur exemple:
(*) Il y aurait plus de 3,2 milliards de joueurs estimés selon DFC Intelligence, une société d’étude stratégique spécialisée dans les jeux vidéo, ce qui représente un peu plus de 40 % de la population mondiale.

Car rien ne produit plus d’évènements par unité de temps que le jeu. C’est d’ailleurs sa raison d’être.


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