nos descendants chercheront-ils toujours des vestiges romains?

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En première analyse, l’archéologie nous apparait comme un outil de l’Histoire : elle nous en livre une dimension matérielle, des objets, des images. Cette vision accompagne l’Histoire officielle, celle de nos livres d’école, celle qui a pour fonction de nous convaincre de la réalité et de l’intemporalité des valeurs liées à notre race, notre peuple et surtout notre nation. Ainsi, cette symbiose de l’Histoire et de l’archéologie est-elle, pour nous, particulièrement aboutie dans l’Antiquité gréco-romaine, où nous avons appris à reconnaitre nos racines… qui, par bonheur, se trouvent être les plus photogéniques de notre passé.
Or, ces domaines initialement perçus comme jumeaux, mais déjà en voie de déconnexion, pourraient être amenés à s’éloigner davantage encore l’un de l’autre, du fait de l’évolution de leurs rapports respectifs au… présent… celui d’aujourd’hui… et celui de demain.

les raisons du divorce


Osons le schématique: l’Histoire est devenue affaire d’érudits et l’archéologie affaire de tour-opérators. Cette lecture, aussi grossière soit-elle, n’en sous-tend pas moins une fracture bien réelle entre l’élitiste et le populaire… entre le passé par le texte et le passé par l’image.
Envisagées comme disciplines scientifiques, les transformations internes de l’Histoire et de l’archéologie pourraient s’inscrire dans un processus “normal”, celui par lequel la recherche amène naturellement de nouvelles questions qui, prenant à défaut les anciennes réponses, produisent ce que Thomas Kuhn  appelle un changement de paradigme, dit autrement, un autre système d’explications, une autre vision des choses. Il en va peut-être un peu différemment dans les domaines qui nous occupent ici, probablement à cause des liens plus étroits qu’ils entretiennent avec l’identité culturelle, idéologique, voire économique des différentes communautés humaines.

les mutations de l’Histoire

Écoutons un expert du domaine (Bertrand Müller)
le XIXe siècle fut le siècle de l’histoire. C’est à ce moment-là qu’un peu partout …/… un mode de connaissance historique se « professionnalise ».
L’Histoire est donc une discipline relativement jeune.
La fracture révolutionnaire de 1789 constitue une rupture pour la conscience historique contemporaine: il y a désormais un temps avant et un temps après la Révolution
Ceci semble assez naturel. Pour pouvoir assumer sa fonction idéologique, l’Histoire a eu besoin d’être reconstruite sur des bases compatibles avec les profondes transformations qu’avait subies la société. Pour cela, il a fallu partir à la recherche de racines plus lointaines, celles d’avant les rois et d’avant la religion… ce qui explique non seulement le phénomène évoqué dans la première citation… mais également nos “racines gréco-romaines” encore reconnues aujourd’hui. Cela ressemble encore un peu à un changement de paradigme scientifique, mais les transformations plus récentes relèvent de moins en moins de ce mécanisme.
Ainsi le même auteur évoque une nouvelle rupture épistémologique autour de 1970 qu’il explique de la façon suivante:
Au milieu des années 1970 s’effrite l’optimisme concernant l’expansion infinie du monde industriel, dopée par les sciences et les techniques. La foi dans le progrès, la croissance et la rationalité scientifique est remise en cause.
L’explication pourrait être d’un autre ordre. Au milieu des années 70, un phénomène beaucoup plus tangible, lié au baby-boom et spectaculairement révélé par les évènements de mai 68, prenait de l’ampleur. Il s’exprime par les chiffres suivants 
Les effectifs de l’enseignement supérieur …/… sont passés de 310 000 étudiants en 1960 à 2 430 000 en 2013 …/… Au cours des années 1960, ce sont les filières longues de l’université qui ont porté le développement de l’enseignement supérieur. Elles représentaient les quatre cinquièmes de la croissance.
“Plus d’étudiants” signifie… plus d’étudiants en Histoire… et parmi eux… plus d’historiens. D’où la nécessité d’un élargissement des débouchés du domaine qui ne pouvait s’opérer qu’en direction de l’Histoire récente… ce que confirme cette même source:
L’émergence et désormais la prééminence de l’histoire du contemporain: l’effondrement du vieux couple « histoire-mémoire »
Ce qui a conduit à une convergence au sein des métiers du texte que sont l’Histoire et le journalisme d’investigation. Notre première approche y trouve quelques nuances – elle en avait besoin 🙂 -. L’Histoire aurait trouvé, elle aussi, un chemin vers les médias, donc vers “le populaire”, mais c’est celui du “texte long” qui, s’il n’est pas obligatoirement érudit, n’en reste pas moins marginal dans une société dominée par l’image.

les mutations de l’archéologie

L’archéologie n’est plus seulement un outil de l’Histoire. Elle a conquis une autonomie. Ce mouvement s’est développé autour des sociétés préhistoriques, celles “d’avant le texte” et s’est développé grâce à des progrès technologiques, notamment ceux réalisés dans la datation, puis dans la détection, grâce auxquels l’archéologie est devenue capable de livrer des vestiges de civilisations “sans Histoire”, au sens où nous en ignorons tout, comme ceux récemment découverts en Amazonie
L’archéologie a également conservé une dimension d’élitisme, plus particulièrement présent dans les “petits objets”, ceux qui alimentent les musées, ces vestiges qui, pour les experts, prouvent la présence inattendue en un lieu ou à une époque de certaines populations, ou d’un certain savoir-faire que l’on supposait plus tardif (ici le disque de Nebra)
Cette archéologie-là reste dominée par le texte, celui qui accompagne des vestiges qui ne trouvent un sens que dans les explications savantes qui les accompagnent. A l’inverse, les sites archéologiques existent par eux-mêmes, en tant qu’environnements, dans leur matérialité autant que par leur atmosphère. Cette archéologie-là est celle … que l’on filme et que l’on photographie.
Comme le précise Jean-Paul Demoule 
Dans la seconde moitié du XIXè siècle, avec la généralisation de l’expansion coloniale à l’ensemble du monde, apparaissent une archéologie de l’Inde …/… du Japon …/… une archéologie précolombienne au Mexique, au Guatemala et au Pérou.
Les conditions socio-économiques du moment sont donc, de longue date, bien présentes dans l’évolution de cette discipline. Pour la suite, Il semble difficile de ne pas lier l’évolution de l’archéologie à celle du tourisme, elle-même liée à l’essor des transports, du temps libre et du pouvoir d’achat dans un nombre croissant de pays.
Or, que peut-on connaitre d’un pays dans un laps de temps limité en dehors de quelques “images” de son présent, mais surtout de son Histoire, face à l’uniformisation planétaire des espaces urbains?
L’exception spatiale tend à ne plus être perçue que dans l’exotisme des espaces naturels et dans celui des représentations du passé.
On dira “représentation” plutôt que “survivance” dans la mesure où beaucoup de sites parmi les plus spectaculaires ont été reconstruits à l’identique, parfois plusieurs fois, suite à des destructions par les guerres… ce qui pourrait préfigurer … un possible futur du vestige.

nos descendants chercheront-ils toujours des vestiges romains?


le futur du passé par l’image

Car il existe aujourd’hui des alternatives moins coûteuses aux reconstructions à l’identique.
Dans nos contrées et spécialement dans nos villes, l’activité archéologique limite le plus souvent ses fouilles au minimum requis pour la reconstitution des plans de ce que furent les bâtiments, les quartiers, voire les villes, avant de laisser la place aux bulldozers du présent. Une certaine logique de l’évolution de la représentation amène à glisser du plan… au volume. Les sites archéologiques les plus emblématiques, font d’ailleurs fréquemment l’objet de représentations en 3D, démontables et remontables dans des films à finalités pédagogiques.
Répliques et visites virtuelles redéfinissent les rapports aux images du passé comme dans l’exemple de la Grotte Chauvet (visible en ligne)
Les moyens techniques existent aujourd’hui pour reconstruire virtuellement, et de façon réaliste, les sites les plus attractifs et ainsi en autoriser l’accès à un nombre illimité de visiteurs confortablement immergés, à la façon des planétariums. L’archéologie pourrait ainsi s’inscrire progressivement dans une logique de parc d’attractions.
Les motifs avoués de cette évolution pourraient ne pas manquer:
  • préservation des sites face à la surfréquentation touristique, aux guerres, aux séismes
  • démocratisation des accès à la culture
  • motifs écologiques amenant à limiter les déplacements polluants et l’accumulation de déchets
Les raisons inavouables pourraient ne pas manquer non plus, comme le détournement vers les pays riches de recettes profitant aux pays pauvres… ce qui, à coup sûr, restera encore longtemps… très tendance.

le futur du passé par le texte

Les voies parcourues de longue date ont vocation à se dessécher: le gréco-romain pourrait en faire les frais. De plus, la problématique des racines pourrait bien sombrer dans l’indifférence
  • d’abord parce que toutes les questions tendent aujourd’hui à se “planétariser”
  • qu’en conséquence les racines des peuples et des états n’intéressent plus que les militants d’extrême droite. Mais cette clientèle-là n’a que faire d’exactitude historique.

en guise de conclusion provisoire


Les historiens, formés à partir du passé lointain, mais libérés des vestiges et devenus attentifs au passé immédiat, pourraient être amenés à recycler leurs connaissances et leurs méthodes vers l’identification des tendances à moyen et long terme qui ont produit notre présent… et qui ne demanderaient qu’à s’extrapoler vers l’avenir. L’Histoire étant devenue “la science du temps”, l’historien de demain pourrait avoir pour nouvelle perspective… de devenir … futurologue.

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