le futur par les mots qui disparaissent: «la SAGESSE»

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Si les problèmes se cuisinaient, la sagesse serait la gastronomie dans un monde dominé par la restauration rapide.

Sélection rigoureuse des ingrédients de départ, recherche méticuleuse d’un équilibre entre un grand nombre de condiments, liaison optimale des sauces, l’approche gastronomique plus complexe, plus longue, suppose en outre la présence simultanée d’un excellent cuisinier… et d’un gourmet. Que l’un des deux manque et c’en est fini… de la sagesse… qui, elle aussi, n’existe que dans la mesure où elle est à la fois produite… et reconnue.

Les contraintes liées à cette délicate mise en place expliquent pourquoi la sagesse n’a jamais vraiment présidé aux décisions humaines. Mais aujourd’hui, elle n’existe plus ni comme idéal ni même comme simple aspiration. La sagesse… c’est dépassé.


la sagesse victime de ses apparences


En théorie, la sagesse ne réfère qu’à des dimensions morales, éthiques et intellectuelles. Elle devrait, en ce sens, échapper à l’emprise des apparences. Pourtant – et pour son malheur – des apparences elle en a… ce qui a pour effet de la rendre “imitable”. On peut ainsi citer trois grandes voies pour sa contrefaçon.

contrefaire l’intemporalité

Attentive à ne pas se laisser balloter par les perturbations de l’ici et maintenant, la sagesse s’est toujours parée d’une dimension d’intemporalité. C’est ce qui lui vaut toujours une place de choix dans le “brand management” des philosophes grecs et des moines tibétains. Son imitation aura ainsi recours aux mantras, plus ou moins approximatifs, d’anciens sages présumés.

de l’intemporalité à la mise en situation

À défaut d’être à proprement parler une méthode, la sagesse se présente comme une façon de penser, plus particulièrement identifiable en situation d’arbitrage.
Nos pensées se nourrissent d’influences. De la psychanalyse à la sociologie, toutes les sciences humaines se rejoignent sur ce point. Aussi la sagesse va-t-elle se caractériser par beaucoup de méfiance à l’égard de l’expression première d’un problème, soupçonnée… et le plus souvent à juste titre:
  • d’induire implicitement une réponse.
  • de s’inscrire dans des schémas de pensée préacquis, qu’il s’agisse d’idéologies, de préjugés ou d’intérêts partisans.
  • d’incorporer une déviation de la pensée logique et rationnelle par rapport à la réalité, mécanisme connu en psychologie sociale sous le terme de biais cognitifs (dont on trouvera ici  une représentation graphique).
La reformulation des questions apparaît ainsi comme l’ancrage fondamental de la sagesse. Mais si le sage peut reformuler… qui reste attaché aux préjugés et intérêts partisans, le peut également. Comment alors identifier le premier? Bien formuler un problème est difficile. Albert Einstein y voyait d’ailleurs la limite de l’intelligence artificielle:
Les machines un jour pourront résoudre tous les problèmes, mais jamais aucune d’entre elles ne pourra en poser un
Élitiste et peu démocratique, la sagesse a donc besoin, pour être reconnue, d’un environnement ou peu de gens sont capables d’assumer cette difficulté… ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, où la densité d’opinions relayées par des spécialistes de la communication est telle que les reformulations de n’importe quel problème sont en libre service un peu partout.

simuler la modération

Dans un monde idéal, la modération devrait être la règle. Dans le nôtre, celle-ci est suffisamment exceptionnelle pour être remarquée. Mais tout le monde l’a compris. Cette apparence est totalement intégrée par les acteurs de la comédie médiatique. Les faux semblants de la modération règnent sur les plateaux de télévision (c’est en cela qu’on distingue les invités des journalistes qui, eux, s’arrogent un droit exclusif à l’agressivité, qui demeure nécessaire à “l’accroche” du spectateur).

les infortunes de la sagesse


Serait-elle non-simulée que la sagesse n’en souffrirait pas moins de multiples tares vis-à-vis des usages de notre époque.

le rejet de l’évidence

En situation d’arbitrage, l’absence de préjugé à laquelle s’astreint le sage l’amène à considérer chaque problème comme singulier. Cette approche va à contre-courant de la démarche habituelle qui va consister, au contraire, à rechercher de l’identique… des “précédents”.
  • Parce que la plupart des pouvoirs organisés s’exercent en apportant des réponses toutes faites à la plupart des questions.
  • Parce que la référence à un précédent constitue un principe d’économie d’énergie intellectuelle auquel nous avons recours constamment pour résoudre les problèmes simples de la vie quotidienne.
  • Parce que l’approche immédiate du “juste” suppose que deux conflits perçus comme semblables ne donnent pas lieu à des jugements différents. Encore faut-il s’assurer de la similitude.
Poser un problème comme singulier suppose le présumer complexe. L’approche par les précédents conforte… l’option inverse… largement dominante.

complexité… donc lenteur

L’action du sage va donc commencer par un travail de déconstruction-reconstruction du problème posé, ce qui est… long.

doute… donc frustration

Pour ce faire, vont être exploités les ressources offertes par la dialectique et autres principes relevant de la rationalité, la plus transparente et impartiale des influences. Le sage peut même finalement “ne pas juger” et laisser une controverse convenablement reformulée, trouver par elle-même la voie de sa propre conclusion… voire de sa propre inconsistance… stade final extrêmement frustrant dans un contexte médiatique où n’existe que ce qui est affirmé avec la plus grande conviction.

le rejet du chiffre

La sagesse ne vise pas l’exactitude, cette illusion-culte d’aujourd’hui, qui nous vaut une omniprésence du chiffre. La sagesse se poserait plutôt en processus, s’attachant davantage au cheminement idéal de la pensée supposé permanent, qu’à son résultat du moment supposé provisoire.

la sagesse comme combat

L’absence de préjugé suppose une capacité de résistance élevée aux idéologies, aux intérêts partisans, à la peur, au stress, à l’influence… c’est difficile… surtout sur la durée. Et qui a aujourd’hui envie de se battre pour … aucune cause identifiée?

la sagesse dépouillée de l’idée de “Bien”

– Qu’assimile-t-on à de la sagesse aujourd’hui?
– L’art du dialogue. L’art du compromis.
Les grands disparus: la complexité, les effets induits, l’éthique.

l’impossible futur de la sagesse


Un ancien billet (“5 questions sur le futur de la pensée”) amenait, par d’autres voies, aux mêmes types d’impasses. Émerge ainsi une conclusion que l’on aimerait pouvoir rejeter:

quelle que soit la légitimité des grandes causes qui prévaudront dans le futur, elles ne seront pas conduites… avec sagesse.


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