que va-t-il en rester: photos et vidéos?

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Dans 5 ans, 10 ans, 20 ans, prendra-t-on toujours 1000 selfies par seconde (*)? 400 heures de vidéos (*) seront-elles toujours uploadées chaque minute sur YouTube? 95 millions de photos et vidéos (*) seront-ils encore postés chaque jour sur Instagram?

Est-il imaginable que cette invraisemblable inflation d’images enregistrées puisse perdurer?

pourquoi prenons-nous de plus en plus de photos?


Parce que c’est facile. Parce que c’est gratuit. La combinaison de ces deux arguments permet, en outre, de faire l’économie d’une évaluation préalable à la prise de vue. On clique d’abord, on évalue … ou pas… ensuite. Ajoutons que nous sommes également puissamment poussés à en prendre (voir précédent billet: “l’avenir de l’image est-il dans l’invisible?”). Nous pourrions nous arrêter à ces raisons, suffisamment robustes en elles-mêmes pour expliquer le phénomène.
Mais formuler des hypothèses d’évolution demande sans doute d’approfondir la question des motifs.

pourquoi prend-on des photos?


L’inflation d’images actuelle est notamment alimentée par presque 100 millions de selfies pris chaque jour à travers le monde. Le selfie peut être compris comme un effet induit par la multitude elle-même: si j’incruste mon visage sur l’image d’une tour Eiffel déjà prise en photo des millions de fois, cette tour Eiffel devient… “ma” tour Eiffel. De fait, l’idée d’appropriation est intimement liée aux mobiles de la photo en général, jusqu’à être présente dans l’expression même de “prise de vue”. Elle correspond à une mise en mémoire, incitant ainsi à penser qu’il s’agit là de son objectif: archiver pour avoir le loisir de consulter plus tard. Or le lien entre photographie et mémoire est beaucoup plus ambigu qu’il n’y parait. Nous allons y revenir.

l’approche par la valeur

Nous évoluons à l’intérieur d’une image. Constamment changeante, elle est celle de notre environnement. Or, il s’avère que nous sommes tentés d’en figer certains moments… même quand on ne vend pas de photos, même quand on ne fréquente pas les réseaux sociaux. Un paysage, une lumière, un évènement, une scène inattendue, une rencontre: «quel dommage que je n’ai pas mon appareil».
La décision de prendre une photo découle d’une envie de “figer l’instant”. On fige un instant parce qu’on lui accorde une certaine “valeur”. Cette valeur se construit par combinaison, dans des proportions variables, d’une “valeur instantanée” et d’une “valeur anticipée”.
  • la valeur instantanée est liée à l’émotion du moment (beauté, surprise, sympathie, attendrissement…)
  • la valeur anticipée s’appuie sur l’idée qu’on se fait du souvenir de demain ou de l’intérêt que cette photo pourra présenter pour une tierce personne
Prendre des photos découle… ou devrait donc découler…d’une sélection d’instants. L’essor ou le déclin de la production de photos serait ainsi déterminé par les processus de valorisation des instants à l’œuvre, à un moment donné, chez une majorité de possesseurs d’appareils photographiques… c’est-à-dire presque tout le monde, depuis l’avènement des smartphones. Une augmentation du nombre de prises de vues serait liée soit à une augmentation du nombre d’instants exceptionnels vécus par une majorité – ce qui est peu plausible – soit à un affaiblissement des critères de sélection – ce qui l’est davantage.
Pourquoi cet affaiblissement?
  • Globalement, l’affaiblissement des évaluations préalables fait partie des automatismes de pensée de la grande consommation. Elle tend à s’appliquer à l’ensemble des services et des objets. La publicité s’en nourrit.
  • La prise de vue est un moyen de rendre compte à soi-même et aux autres d’une expérience personnelle, motif qui devient d’autant plus prégnant… quand celle-ci se banalise.

l’approche par “l’expérience personnelle”

Ce développement de l’idée “d’expérience personnelle” est une tendance tangible et on ne peut plus actuelle (*): en 2017, le cabinet d’études McKinsey a ainsi estimé qu’entre 2014 et 2017, les dépenses personnelles de consommation concernant les « expériences » (bons repas, voyages exotiques, participation à des évènements…) ont crû deux fois plus vite que les dépenses d’acquisitions de biens.
Le syndrome de saint Thomas «je ne crois que ce que je vois» est curieusement toujours aussi actif:

 

(*) À une époque où nous sommes assiégés d’images et où chaque individu est susceptible d’en produire, leur absence se fait immédiatement suspecte »
Le texte écrit ou parlé désormais hors-jeu, le chiffre et l’image demeurent les ultimes refuges des derniers lambeaux du vrai.
Par extension, dans la pratique courante, la photo “atteste” d’une expérience vécue.
Ainsi, la GoPro, la plus célèbre des “action-cam”, fut initialement conçue pour rendre compte de performances ou de situations extrêmes. Elle s’est progressivement popularisée dans le… “moins extrême”… d’une descente à ski ou d’un parcours en vélo. On retrouve ce même abâtardissement de l’idée d’expérience personnelle dans le selfie. Or, envisagée en “mode mineur”, l’expérience personnelle peut justifier la sauvegarde d’un nombre indéfini d’instants… ceux que nous vivons sont “tous” uniques.

l’approche par la mémoire

  • Cette sauvegarde d’instants que permet la photo fonctionne comme celle des fichiers sur un ordinateur: la probabilité qu’elle soit consultée diminue très vite sur la durée. On va généralement l’apprécier “à chaud”, alors que l’émotion est encore en nous, puis de moins en moins, dès qu’on se sera rendu compte que l’émotion qu’on croyait avoir capturée dans l’image en est, en réalité, absente. Avec le temps, l’image se désacralise, elle perd sa dimension de capture d’un instant pour ne devenir que… ce qu’elle est… une image. Elle peut par ailleurs induire une émotion, mais celle-ci sera forcément d’une autre nature, rattachée de façon différente au sujet ou à la composition de la scène.
  • Nos souvenirs les plus insistants n’ont généralement pas fait l’objet de photos, alors que feuilleter un album ne nous ramène pour l’essentiel que des moments oubliés. La collection de photographies nous tiendrait donc lieu de “mémoire de complément”, une mémoire construite par nos soins, pour consolider l’idée que nous nous faisons de notre propre histoire et à travers elle de notre propre identité. Car nos albums-photos, physiques ou numériques, doivent bien représenter quelque chose pour nous, puisque nous pouvons éprouver à les feuilleter un plaisir que ne partagera… que très rarement… une tierce personne. Le dicton bien connu «les enfants sont comme les pets, on ne supporte que les siens» s’applique sans doute aussi aux albums-photos.

l’approche par le message

Le développement de la communication interpersonnelle multiplie les messages et dans ce registre la photo peut, se suffire à elle-même, et en tout cas dispenser l’émetteur comme le destinataire de tout ou partie de l’austérité du texte, tant écrit que parlé, et qui réclame un effort d’élaboration pour l’un, un effort de lecture et de compréhension pour l’autre. En photo, tout est immédiat, tout s’opère sans effort. L’essor de la photo-message peut ainsi être vu comme un effet induit de la paresse, ce monstre qui, tapi en chacun de nous, attend patiemment de pouvoir prendre le contrôle de nos actions et de nos pensées.

le futur dans tout çà?


Dans ce domaine, une “rupture” est difficile à imaginer. Si elle s’opère cela ne pourra être lié qu’à des aspects matériels ou économiques.

le futur du matériel

La moins improbable serait due à une régulation plus marquée des bandes passantes et de la puissance des serveurs (voir aussi : “les réseaux: là où se perd le futur”)

 

(*) Pour freiner l’explosion des échanges de données, de nombreux experts s’accordent pour imaginer la fin de la gratuité des usages les plus gourmands…/… Déjà, les forfaits 4G glissent en 3G, passé un certain nombre de gigaoctets consommés par l’utilisateur.
C’est surtout la vidéo qui serait impactée dans ce scénario.
Matériellement parlant, le futur de la photo est lié à celui des écrans portables, lui-même lié à celui des batteries.
  • On pense en premier lieu au futur de leur coût qui pourrait donner lieu à certaines surprises (matières premières, taxes, effets collatéraux de guerres commerciales…)
  • On peut envisager le développement d’appareillages hyperminiaturisés associés, voire incorporés, au corps humain, et assurant l’essentiel des capacités communicantes (voir “ces gadgets qui nous annoncent un autre futur”). La photo exigeant un matériel spécifique déclinerait alors rapidement.

une érosion “très aléatoire” des pratiques

Les principaux motifs envisagés devraient logiquement être écrasés par la multitude. Qu’est-ce qu’une expérience personnelle fondée sur des milliers d’instants? Quelle mémoire peut gérer une telle quantité d’images? Que devient la valeur des instants lorsqu’ils sont saisis par un déluge de clics? Comment envisager une régulation dans ce domaine face à des prévisions telles que celle-ci:

 

(*) 6,4 milliards de dollars C’est le montant estimé du marché de la perche à selfies en 2025, contre 1,9 milliard en 2017.
Les vidéos s’accumulent … aussi vite que les moyens de les lire en accéléré, ce qui peut être compris comme… le commencement… d’une façon de ne plus les lire. La photo-message tend à se perdre dans un “bruit de fond visuel” assourdissant. Son objectif étant de susciter l’intérêt du destinataire, il est permis de penser que celui-ci va, et ira, décroissant.
Cependant, tout cela n’implique pas obligatoirement la fin de ces pratiques: la télévision tend aussi à n’être plus regardée que d’un oeil… et depuis déjà longtemps. Conditionné par des décennies de grande consommation, l’esprit se complaît dans la multitude des stimuli qui le protège de l’oppression redoutée du silence.
L’avenir de la photo pourrait finalement se jouer dans la confrontation de deux forces:
  • De tout temps, les technologies du quotidien ont eu pour argument la paresse (on en est aujourd’hui à vouloir faire dire au réfrigérateur s’il manque du lait). Avec la généralisation des smartphones, la photo est une paresse difficile à surpasser tant dans la “création personnelle” que dans “l’idée de message”. Le phénomène pourrait donc encore s’amplifier.
  • Le rejet du jetable, de la grande consommation et de l’absence d’évaluations préalables sous la pression de l’écologisme, pourrait amener à un changement des routines de pensée qui affecterait, par contagion, même les domaines non matériels, comme celui de la prise de vue.

 

 

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