l’identité: les futurs avatars d’une énigme philosophique

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L’identité détermine le sens de ce que l’on perçoit du monde, ainsi que la façon dont nous existons pour lui. Elle s’applique à l’inerte et au vivant voire même à certaines abstractions. Elle renvoie aux idées de singularité et de cohérence. Consciemment ou non, nous y faisons référence continuellement alors que cette notion reste une énigme pour les philosophes.

les incertitudes de l’identité


l’énigme de l’identité

L’énigme de l’identité, rapportée par Plutarque, est celle du bateau de Thésée, dont chaque composant usagé fut progressivement remplacé pour le maintenir dans son état initial en hommage au héros. Quand tous les composants furent remplacés, la question fut posée de savoir s’il s’agissait toujours du bateau de Thésée. L’aurait-il été davantage si on l’avait laissé dépérir jusqu’au point où, incapable de flotter, il perde jusqu’à sa qualité de bateau? Serait-il moins le bateau de Thésée si, à l’instar de l’Hermione du marquis de La Fayette, il avait fait l’objet d’une copie rigoureusement exacte, menant à un résultat final identique… mais en une seule fois?
L’énigme s’applique à l’humain depuis ses évolutions les plus naturelles comme le simple vieillissement jusqu’aux plus technologiques (humain réparé, amélioré… cloné). Un vieillard est-il le même individu que l’enfant, l’adolescent et l’adulte d’âge mûr qu’il fut, quand peu de choses ont survécu de son aspect physique, de son caractère, de ses capacités et de son comportement? Sans doute l’est-il dans la mesure où il se ressent comme tel. Le garant de son identité résiderait donc dans sa mémoire, alors que rien ne permet de penser que n’ont pas été effectués, dans le temps, de multiples “reconstructions” de souvenirs à la manière… du bateau de Thésée.

l’autre ambiguïté de l’identité

Une autre approche de l’identité consiste à s’appuyer sur le célèbre aphorisme de Nietzsche « Deviens ce que tu es ». Exploité sous différents libellés et objets de multiples interprétations depuis l’Antiquité, il évoque la possibilité d’une transition d’identité, ce qui la supposerait “au moins” double:
  • Une identité de compromis, qui correspondrait à une forme d’équilibre entre la façon dont on se ressent soi-même et celle dont on est vu par les autres
  • Une identité de rupture, qui correspondrait à un “moi”, supposé authentique, susceptible de se révéler si nous n’étions pas bridés par le souci de l’équilibre précédent. Pour beaucoup,“la vraie identité”, c’est celle-ci.

la perception de la multitude


Cependant (1):

 D’un point de vue anthropologique, l’identité est un rapport et non pas une qualification individuelle comme l’entend le langage commun. Ainsi, la question de l’identité est non pas «qui suis-je?», mais «qui je suis par rapport aux autres, que sont les autres par rapport à moi?». Le concept d’identité ne peut pas se séparer du concept d’altérité.

Il fut un temps où l’individu se définissait comme le fils de…, comme l’habitant du lieu-dit, berceau de sa famille depuis plusieurs générations, voire à partir de son métier. L’identité était un fait social, son expression ne demandait pas d’effort. Il est clair que les groupes de référence d’aujourd’hui ne sont plus ceux d’hier: l’urbanisation, les médias, les réseaux voire l’instabilité professionnelle les ont profondément transformés. Le miroir des médias renvoie, en permanence, à l’individu son appartenance à des groupes: c’est en cela qu’il se sent concerné, notamment par l’information. Comment se sentir unique et être perçu comme tel quand nos expériences, nos modes de vie, nos attitudes et nos opinions apparaissent aussi largement partagés? Pour l’individu, la multitude est devenue extrêmement tangible. Notre identité devrait être ce qui nous différencie du plus grand nombre, ce qui nous signale comme singulier: dans un groupe, c’est possible, dans une multitude çà ne l’est… peut-être plus.

l’identité d’aujourd’hui en 3 images


Revendiquer une identité, c’est vouloir s’extraire de la masse, mais en même temps … disposer d’un public qui puisse identifier notre singularité.

concert
Le concert illustre la radicalisation de cette problématique: “l’unique” mis en scène et magnifié se pose en présence exceptionnelle et presque surnaturelle face à une multitude d’anonymes. L’identité de la star est peut-être la seule à être aujourd’hui unanimement admise. La star incarne, au moins dans l’imaginaire, la possibilité de l’identité de rupture évoquée plus haut.
attente_casting
Vouloir être socialement reconnu comme exceptionnel est une aspiration tellement partagée qu’elle passe paradoxalement, là encore, par l’incorporation à la multitude… de ceux qui aspirent à l’être (ci-dessus la file d’attente d’un casting de l’émission Popstar). Se trouve ainsi introduite une seconde dimension de l’identité actuelle: la compétition. On ne sera perçu comme unique que dans la mesure où les autres ne le seront pas.
supporters
Face à cette compétition exacerbée, le sentiment d’impuissance peut légitimement prévaloir et amener à déléguer l’expression de son identité à un groupe. Pour que le groupe existe, il faudra que la rétrocession d’identité de chacun de ses membres soit totale. Plus la rétrocession sera complète plus l’identité du groupe sera forte.
Mais l’individu va devoir s’inscrire dans cette discipline collective au bénéfice de multiples groupes de différentes natures (entreprise, religion, sport, loisirs, réseau, quartier…), multipliant ainsi les situations d’abandon de son identité d’individu… jusqu’à ce qu’elle devienne une indétermination… même pour lui.

vers des identités multiples & éphémères


Notre identité se construit de plus en plus par des collectes multiples de données personnelles: nous ne sommes pas les mêmes personnes pour chacune des firmes qui les recueillent en fonction de leurs propres centres d’intérêt (Amazon, Google, Apple, Facebook… la NSA… les impôts… la Sécurité Sociale… les banques…). Aucune d’elles ne connait notre tenue vestimentaire qui suffit pourtant à d’autres pour nous associer immédiatement à un groupe dans la vie courante. Notre identité se construit et se déconstruit en permanence selon des actes isolés d’achat, de recherche ou selon l’expression ponctuelle d’une opinion. L’identité est en voie de devenir quelque chose d’éphémère alors qu’elle était supposée précisément incarner… le contraire.

En fait, aujourd’hui, toute identité immobile à vocation à se dissoudre dans un groupe. Le recueil de données lui-même tend progressivement à ne réagir qu’aux variations. Posée comme immuable, l’identité n’a probablement plus de sens. Elle était un état, elle sera désormais un cheminement. Posée dans ces termes elle pourrait redevenir unique, singulière… voire dotée d’une certaine cohérence… ou pas.

quatre approches d’une conclusion provisoire sur l’identité


  •  Dans la pensée du futur, l’identité constitue un exemple d’évolution radicale qui doit peu à l’évolution technologique, alors que celle-ci est ordinairement mobilisée pour tout expliquer. En cela c’est un thème intéressant.
  • C’est au moment ou l’identification ( codes, mots de passe, empreintes digitales, oeil, l’ADN …) devient obsessionnelle que l’identité tend à se dissoudre, ce qui n’est pas sans évoquer une sorte de transfert, voire de dissociation.
  • L’identité semble vouée, dans le futur, à s’appliquer davantage aux groupes qu’aux individus. Faut-il y voir le commencement d’un processus totalitaire où, à l’instar des entreprises, les petits groupes seraient progressivement absorbés par de plus gros?
  • Enfin, l’expression et la préservation de l’identité individuelle trouve peu d’écho chez ceux qui vivent sous la contrainte politique ou économique (dictature, migration, famine, pauvreté…). En cela, c’est peut-être un problème de riche.

(1) RUANO-BORBALAN (J-C), L’identité : l’individu, le groupe, la société, Editions Sciences Humaines, 1998, p2.

 

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