Tout commence par une assertion aux allures de plaisanterie: «Si une organisation a évolué dans une certaine direction, c’est parce qu’elle n’a pas pu évoluer autrement». Pourtant derrière cette platitude apparente se cache ce qui fut nommé “le deuxième mouvement cybernétique” .
En termes cybernétiques, on dit que le cours des événements est soumis à des restrictions, et on suppose que, celles-ci mises à part, les voies du changement n’obéiraient qu’au seul principe de l’égalité des probabilités …/…La description d’une organisation en termes de correspondance, d’adaptation et d’adéquation aux conditions du contexte et de l’environnement, révèle l’explication cybernétique qui est d’un type logique différent de celui de l’explication causale : il ne s’agit plus de savoir pourquoi quelque chose s’est produit, mais de savoir quelles contraintes ont fait que n’importe quoi ne se soit pas produit.
Il faut insister sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une construction intellectuelle totalement coupée des réalités. On peut s’en convaincre à partir de l’exemple de l’hydrographie. Le tracé d’une rivière n’est pas à proprement parler l’effet d’une cause, mais le fruit d’un jeu de contraintes (dénivellé, géologie, point dur, affluents …). Toutes les évolutions sectorielles vouées à construire notre avenir pourraient donc être vues comme autant de rivières.
On le voit, ce qui est discuté ici c’est la relation classique de la cause à l’effet. Elle l’a d’ailleurs été de multiples manières par ceux qui ont gravité autour des hypothèses de la cybernétique.
L’ « équifinalité », formulée par Ludwig von Bertalanffy, désigne un même état final qui peut être atteint à partir de différents états initiaux, à travers différentes voies et avec différents moyens. En d’autres termes, des effets identiques peuvent avoir des causes différentes. C’est une sorte de suite convergente.
“L’argumentation”, sur n’importe quel sujet, exploite naturellement et très largement ce principe à des fins de “consolidation”. Croire, par exemple, à un futur de robots amènera à présenter ceux-ci comme une finalité naturelle de la recherche technologique, mais aussi comme le produit d’une démarche “humaniste” visant à libérer l’homme des travaux répétitifs, difficiles, insalubres et dangereux, ou encore comme la nécessité de la future compétitivité des entreprises. Chacune de ces trois “causes” pouvant se prévaloir d’induire, à elle seule, le même “effet” : l’avènement du robot.
Il en va autrement du concept de multifinalité, beaucoup moins exploité dans le domaine de la prévision, car plus déstabilisant et d’une manipulation plus complexe
La « multifinalité » dans la théorie des contextes d’Anthony Wilden, en termes de causes et d’effets, énonce que des causes identiques peuvent produire des effets différents en une sorte de suite divergente.
Faire cohabiter des contraires dans la pensée d’un même objet n’est généralement pas vécu comme naturel. Cependant, on peut prendre l’exemple de la dictature, susceptible de mener à la fois à un ordre strict et à un chaos, à l’image de ce qui se passe actuellement dans le monde arabe.
Plus intéressante parce que plus globale apparait la mise en cause de la relation classique de causalité à partir de l’idée d’auto-organisation
Prigogine a montré que contrairement à ce que l’on croyait, dans certaines conditions, en s’éloignant de son point d’équilibre, le système ne va pas vers sa mort ou son éclatement, mais vers la création d’un nouvel ordre, d’un nouvel état d’équilibre. Les situations extrêmes recèlent la possibilité de créer une nouvelle structure.
Le concept d’auto-organisation est intéressant dans la mesure où son exploration par des scientifiques de différents domaines a abouti à l’expression de divers principes… .
L’auto-organisation est habituellement caractérisée par:des éléments ou agents ou particulesdes interactions entre les élémentsdes interactions entre les éléments et l’environnementune capacité d’interaction limitée (par exemple une limite spatiale)des rétroactions négatives (d’où régulation)des rétroactions positives (d’où amplification)
La cybernétique est avant tout une approche globale qui rejoint l’évolution autour d’une idée déjà plusieurs fois évoquée, notamment en dernier lieu à propos du vieillissement: celle de métamorphose. Rappelons, en outre, que le caractère hétérogène et non linéaire de la métamorphose mettait l’accent sur le concept d’allométrie assez bien adapté à la prise en compte des contraintes d’environnement.
Se trouve ainsi mis en question, de multiples manières, l’outil classique du futurologue: la tendance.
Celle-ci nous porte vers l’avenir (sa fonction attendue), mais s’approche comme un phénomène, ce qui lui suppose des causes identifiables, des effets prévisibles et une relation fluide entre les deux. La tendance est, en futurologie, l’enfant de la logique classique, celle-là même que l’on retrouve vivement contestée par les hypothèses de la cybernétique. Les tendances auraient ainsi à composer avec des relations entre ce qui évolue et ce qui n’évolue pas…ou peu… ou pas au même rythme… ou pas en même temps. On retrouverait là le principe des restrictions jugé fondamental dans l’approche cybernétique. La prise en compte de ces restrictions ne devrait cependant jamais être considérée selon une logique binaire “permettre ou empêcher une évolution donnée” – ce qui est fréquent – mais comme des points durs avec lesquels le processus d’évolution aurait à composer, et donc à se transformer.
À l’image des rivières évoquées ci-dessus, une société “tendrait” toujours vers quelque chose, mais… pas toujours vers la même chose. Les hypothèses de la cybernétique nous pousseraient ainsi à passer des “tendances de l’évolution” à “l’évolution des tendances”, principe beaucoup plus satisfaisant puisqu’il s’inscrit dans un processus permanent et auto-alimenté, sans référence même implicite à un état final.
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