Histoire & futur: 2 langages. Comment nouer les fils?

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L’Histoire et la futurologie, ayant l’une comme l’autre vocation à traiter de l’évolution des sociétés, devraient être des démarches “parentes”. Pourtant, à l’évidence, elles ne le sont pas. Pourquoi ne peut-on pas dérouler les fils de l’Histoire jusqu’à nous, puis vers le futur?
Sous des dehors de continuité temporelle se confrontent des problématiques et des schémas de pensée profondément différents.
La pensée historique privilégie le politique et son bras armé le militaire autour de la problématique de construction et de déconstruction des États. Son développement s’articule autour des grands hommes, qui seraient supposés avoir “fait” l’Histoire, et des “événements historiques”, ces instants-clés où tout aurait pu basculer vers autre chose. L’Histoire s’imprègne alors d’indécision, de hasard, de génie, de coups de chance, de rendez-vous manqués, de « on attendait Grouchy, ce fut Blücher ».
La bataille de Waterloo, débutée le 16 juin, fut jusqu’à son terme très indécise, faisant dire plus tard à l’Empereur dans ses mémoires
Ce que peut la fatalité quand elle s’en mêle ! En trois jours, j’ai vu trois fois le destin de la France, celui du monde, échapper à mes combinaisons.
Les destins de la France et du Monde seraient-ils donc aussi volatiles? N’entrons pas dans le débat, mais retenons pour notre propos qu’une Histoire tissée d’instants historiques ne peut évidemment pas être déroulée vers le futur.
À l’inverse, la pensée du futur ne s’encombre d’aucun événement, imprévisibles par définition. Elle privilégie les possibles technologiques qui justement ne sont supposés subir ni les (in)décisions des politiques, ni l’aléatoire des événements.
Ainsi, alors que le futurologue ne peut s’appuyer sur les données qu’il ne possède pas, l’historien tient tout particulièrement à exploiter celles qu’il possède. Les “faits” historiques, ceux qu’il est possible d’affiner et d’interpréter par un travail de recherche, se doivent d’être posés comme indispensables à la compréhension des continuités de l’époque: l’historien ne peut pas exister sans eux. À l’inverse, le futurologue a besoin de penser que le devenir du monde n’est pas l’effet exclusif du hasard… ce qui ouvre à un sérieux paradoxe, car si l’on pose le futur comme déterminé, il devient prévisible, mais il est inutile de le prévoir… puisqu’on ne peut pas le changer. À l’inverse, si le futur fluctue au gré des circonstances, des grands hommes et des événements historiques, il devient modifiable, mais dès lors… tout à fait imprévisible.
C’est ce qui peut amener à se pencher sur un domaine où l’histoire et le futur parlent “presque” le même langage: l’Histoire contrefactuelle.


l’Histoire contrefactuelle


Nous trouvons-là une Histoire qui s’attache aux futurs non advenus (1), ceux qui questionnent l’événement historique par des scénarios alternatifs encore appelés “uchronie”, ceux qui s’annoncent par la mention «et si…». Et si… les Japonais n’avaient pas attaqué Pearl Harbor … Et si…Trotsky avait vaincu Staline …

Que serait-il advenu si Hitler avait été reçu à l’École des Beaux-Arts? Sans doute une autre dictature, comme en Italie, en Espagne, en Russie… Il faut croire que quelque chose menait à cela à cette époque… mais quoi? Un exemple de question qui intéresse tout particulièrement la prévision.
L’histoire contrefactuelle n’est pas qu’une fantaisie de chercheur, elle est potentiellement un outil de mise en évidence des phénomènes structuraux, ces invariants capables de maintenir une pression déterminante sur l’évolution sociale quels que soient les événements, ceux qui obligent à conclure que même en l’absence d’un personnage ou d’un événement pourtant perçu comme décisif, l’Histoire aurait suivi un cours à peu près similaire.
Il faut garder à l’esprit que tous les historiens ont toujours fait de l’histoire contrefactuelle, en tout cas chaque fois qu’ils ont posé un événement comme étant “historique”, car s’il l’est, c’est que l’Histoire aurait été “autre” en son absence. L’Histoire contrefactuelle “formalisée” ne consiste qu’à essayer d’exprimer cet “autre”. Son raisonnement se construit sur des bases proches de la réflexion sur le futur: une confrontation de possibles. Quelques différences significatives demeurent néanmoins:
  • L’histoire contrefactuelle reste très dépendante de ce qui lui a donné naissance: “l’événement historique”. Encore faut-il souligner qu’elle tend à s’en abstraire depuis qu’il lui a été demandé de construire des scénarios alternatifs sur des thèmes comme l’esclavage ou la colonisation, motivés par des recours juridiques très officiels concernant ces questions et ayant pour objectif d’évaluer un préjudice global et son dédommagement.
  • Sa culture propre rend l’historien peu motivé par les uchronies technologiques – celles qu’aime tant le futurologue – Il reste peu curieux du devenir d’une civilisation inca qui aurait connu la roue.
Retenons cependant l’essentiel: l’histoire contrefactuelle comme la futurologie s’appuie sur un certain niveau de déterminisme pour ce qui touche aux macro-évolutions, et un certain degré de liberté autour de celles-ci. Mais quelle place et quel statut donner à l’aléatoire des événements et des décisions dans la pensée du futur, puisqu’on le sait, ils constitueront les repères de l’Histoire de demain?


l’éternel retour vers les causalités


Pourquoi un événement historique s’est-il produit et pas … n’importe quoi d’autre? Le retour de cette question déjà apparue déterminante dans le billet précédent (voir: «cybernétique & futurologie: le futur comme un effet sans cause») amène à l’idée que l’approche cybernétique envisagée pour le futur vaudrait également (et peut-être surtout) pour le passé. Le libre déroulement du fil de l’Histoire aurait, lui aussi, “buté” sur des contraintes (les cybernéticiens diraient des “restrictions”). De là un nouvel espace de confrontation entre les notions de déterminisme, de tendances, de restrictions, de contraintes et de hasard.

Le propos n’est pas nouveau. Pour Polybe  historien du IIè siècle av JC
Derrière les causes immédiates, le bon historien doit discerner les causes déterminantes, c’est-à-dire celles qui ont un caractère permanent et profond …/…l’histoire ne pouvait plus consister en un catalogue d’évènements partiels, mais s’inscrivait dans le cadre d’un processus cohérent qualifié d’« organique »
Plus près de nous, le mathématicien et économiste Antoine-Augustin Cournot:
Cournot définit le hasard, dans une proposition devenue célèbre, comme la «rencontre de deux séries causales indépendantes».
Appelons-en, à propos de hasard, à un terme admis comme synonyme, celui de “coîncidence” – du verbe coîncider: «Avoir lieu en même temps»  -. Les actions et décisions d’aujourd’hui, voire de demain, pourraient ainsi induire de l’avance ou du retard dans le développement de certains processus déterminés – donc prévisibles – mais impliquant alors des “coincidences” réussies ou manquées et, de ce fait, productrices ou non d’impacts sociaux significatifs. Le futurologue y trouverait le déterminisme dont il a besoin, l’historien de demain des faits susceptibles d’être recherchés et interprétés. La futurologie rejoindrait l’Histoire dans une problématique de la temporalité.
Ce qui nous ramène à cette uchronie technologique déjà évoquée plusieurs fois dans ce blog: celle du Newton d’Apple , inventé sans doute trop tôt (1993) et par une société n’ayant pas encore  la capacité à peser sur les usages qu’elle a acquise depuis. Ce produit aurait profondément transformé le développement de l’informatique en le fondant, dès l’origine ou presque, sur une reconnaissance automatique de l’écriture cursive. Nul besoin d’apprentissage, tout le monde savait écrire. Les tablettes auraient précédé les micro-ordinateurs. Les claviers auraient déserté les bureaux… Mais le Newton n’était sans doute pas “en phase” avec quelque chose… d’important.
Comment aurait dû penser un futurologue de … 1992, pour “bien penser” le futur de l’informatique?

(1) Q; Deluermoz & P. Singaravélou – Pour une histoire des possibles: analyses contrefactuelle & futurs non advenus – Seuil – 2016


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