créer une ville: les mécanismes immuables de l’utopie urbaine

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L’utopie urbaine est un invariant de l’Histoire, une façon de penser le futur, fondée sur des routines immuables, qui circule dans le temps et dans l’espace.

Saint-Pétersbourg (1703), Washington (1791), Ottawa (1859) furent des villes nouvelles. Plus près de nous, New Delhi (1911) ou Canberra (1913). Au début des années soixante, Islamabad ou Brasilia. En projet, Nusantara  ou Neom  sur laquelle nous allons revenir dans le prochain billet.

qu’est-ce qui caractérise une ville nouvelle?


Une ville nouvelle se caractérise par une ambition.
Celle-ci a toujours fait défaut, par exemple, aux grands ensembles de banlieue, alors même qu’ils auraient pu, eux aussi, revendiquer une “échelle urbaine”. À leur propos, on n’a jamais parlé de “ville nouvelle”, mais seulement de “plan de masse”.
Cette ambition va déterminer ce qui constitue les spécificités de cette approche de l’urbain.
  • La pensée de projet se veut “non contrainte”… notamment par un “existant”. C’est ce qui justifie l’approche par “la feuille blanche”.
  • Cette exigence de liberté est rendue nécessaire par l’objectif de créer un urbain différent. C’est là que va se nicher un ferment d’utopie… ou ce qui pourrait en tenir lieu.

de la simplification aux invariants de “l’utopie urbaine”


L’utopie urbaine est une pensée du futur refermée sur elle-même. La ville va s’y concevoir comme un modèle réduit de société… ce qui suppose une simplification radicale… d’où la reconduction d’un certain modèle de pensée, car il existe peu de façons de simplifier dans ce domaine.

La simplification des représentations

l’esquisse

Nombre de villes en sont restées au stade du croquis d’architecte. On pourrait en déduire qu’une ville ne nait véritablement que plus tard. Or, à beaucoup d’égards, c’est l’inverse. Car le premier schéma provient, lui aussi, de quelque chose. Un faisceau de déterminants n’attendent que la feuille blanche pour se révéler.

Une ville a-t-elle besoin d’être symétrique? D’avoir une forme de croix, d’oiseau, d’avion, ou encore d’être “analogue au corps humain” telle Chandigarh selon le Corbusier? Un plan de ville a-t-il besoin d’avoir une forme identifiable?  D’un point de vue urbanistique, à l’évidence: non. Par contre, sur le plan de la communication, c’est un atout:
  • La forme affiche une identité. Elle fonctionne comme un logo
  • La référence à une forme connue est perçue comme un gage d’authenticité et d’intemporalité
  • Une forme identifiable apparait globalement dénaturée même par une petite altération… ce qui décourage celle-ci
  • Cette représentation est dénuée d’échelle. Elle est ainsi peu sensible aux variations d’objectifs de population.
  • Une forme identifiable est très utile pour assurer la relation entre un discours et une représentation, exigence que l’on retrouve dans l’art… ainsi que finalement dans toute pensée de projet.

Cependant, donner une forme à une ville c’est raisonner sur une ville terminée. Ce qui amène à gommer tout ce qui se passe entre le “rien initial” et le “tout final”, ainsi que tout ce qui se passera… “après ce final”. La ville nouvelle correspond à une pensée du futur semblable à celle de la science-fiction: lire aujourd’hui une représentation de l’espace dans lequel on sera immergé après-demain… sans avant et sans après.

le système de circulation

Le message véhiculé par cette forme se voudra attaché aux fonctions les plus faciles à représenter dès les premières ébauches: c’est-à-dire les circulations.
Les circulations externes se présenteront comme des axes, “rectilignes” au départ, ce qui renvoie directement aux dimensions symboliques de la droite vue comme l’élément d’un langage: optimisation de l’espace-temps, parti fort, absence de compromis…

Les circulations internes s’inscriront dans un maillage délimitant des zones. Celles-ci seront affectées à des fonctions urbaines (logements, bureaux, équipements…) et généralement modélisées (densité, hauteur…) selon des configurations répétitives.

Ici Chandigarh
Ici Brasilia

La “répétition à l’identique” est une caractéristique fondamentale de toute “utopie”. Elle permet de se satisfaire d’un argumentaire global en faisant l’impasse sur l’approche du vécu.

l’expression d’un pouvoir

Ces trames répétitives ne sont rompues que par les espaces représentatifs du pouvoir qui, par définition, n’existent qu’en un seul exemplaire. Ceux-ci seront suffisamment grandiloquents pour pouvoir être prégnants à l’échelle de la ville.
Ici Brasilia:

La troisième dimension

La population pour laquelle la ville nouvelle sera prévue va déterminer le nombre de fois où les “zones types” seront répétées en fonction d’un ultime paramètre: “la hauteur moyenne” des constructions.

La hauteur est curieusement un des supports exploité par l’utopie urbaine (voir ici), alimenté notamment par des discours du type de ceux de Le Corbusier. Il faut dire que la ville s’en trouve ainsi réduite à un problème d’architecture… donc encore une fois simplifiée.

La représentation en trois dimensions est en voie de devenir exclusive, stimulée par les outils nouveaux désormais disponibles. L’époque de la communication par des plans est sans doute révolue.

Les espaces verts

Une utopie se doit évidemment de faire référence à la qualité de la vie. Celle-ci sera traduite, non pas par des relations sociales ou des critères économiques, mais à peu près systématiquement par des surfaces d’espaces verts. Plus il y en aura, plus belle sera la vie.
Ce qui appelle au moins deux remarques:
  • Combien de temps, en moyenne, passe l’habitant d’une ville existante dans les espaces verts… en dehors des assistantes maternelles et des SDF… qui ne demandent en outre que des espaces de petite taille?
  • Une ville, par définition, est un espace construit. L’espace vert constitue donc la plus intemporelle des insuffisances… donc le plus inusable des arguments pour un nouvel urbain… d’autant qu’à l’inverse de beaucoup d’autres, il est “représentable”. Il est même un “embellisseur de plans”.
Et cet argument-là n’est pas près de s’éteindre. L’espace vert se décline aujourd’hui en “ville durable”. Ce qui, dans les communications en 3D désormais nécessaires, amène ce genre de représentation de l’urbain

Ce qui introduit le chapitre suivant dans la mesure où l’extrapolation de l’espace vert en “ville nature” est largement abusive: des immeubles de grande hauteur végétalisés sont avant tout de gigantesques pots de fleurs… qu’il faut arroser régulièrement… alors que l’eau va manquer. D’où une ville que l’on peut prévoir “très peu durable”, au moins sous cette forme .

la simplification des concepts

Une ville utopique ne prend pas en compte les données économiques… et il ne peut pas en être autrement, car il faudrait alors considérer:
  • les inégalités… incompatibles avec l’utopie
  • les incertitudes liées au caractère organique de son développement, notamment à partir de ses activités… ce qui est incompatible avec les intentions et les schémas figés qui fondent son identité.
  • la complexité des processus incompatible avec les exigences de simplification

En outre, sa population effective ne va dépendre que de ces données… alors qu’on l’aura définie en amont de façon… plus ou moins arbitraire.

Sur le plan du contenu, le projet de ville nouvelle se nourrit des problèmes du moment… soit en contradiction avec la dimension d’intemporalité dont devrait se parer l’urbain”. Hier les projets étaient alimentés par les nouveaux besoins de la circulation automobile, aujourd’hui ils le sont par l’idée de supprimer celle-ci. Chacune de ces vérités se veut, à son époque, indiscutable.

Or “l’indiscutable” est particulièrement recherché, car c’est un consensus qui devra se substituer à une approche démocratique… impossible… comme dans toute utopie (voir). L’ambition qui fonde la création d’une ville ex nihilo suppose l’existence d’un pouvoir fort susceptible de l’assumer autant par l’expression et le suivi d’une volonté que par la mobilisation de moyens, le tout pour obtenir un nouvel urbain… “rapidement”. Une ville nouvelle est liée à une impatience.

Un pouvoir fort et impatient exclut toute forme de processus démocratique.

en guise de conclusion provisoire


Ce qui est véritablement utopique c’est moins la ville elle-même que l’idée de vouloir la créer. Au mieux, son éventuelle réussite se révélera dans des décennies voire des siècles – sans rapport avec la “durée escomptée” lors de sa création.
Une ville nouvelle est donc avant tout un objet de communication: un plan de masse de grand ensemble… mais surchargé d’idéologies.

Nous allons envisager dans le prochain billet le projet de ville nouvelle de Neom et ses différents devenirs possibles en fonction d’exemples de dérives qui ont affecté des projets du même type ailleurs.


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