Parler intelligemment d’intelligences, et surtout d’intelligence artificielle, commence par tenter de clarifier les idéologies dans lesquelles elles s’inscrivent .
Une idéologie est un prêt-à-penser qui tend à confisquer à l’intelligence le développement d’une analyse dans un domaine particulier. Ce qui implique qu’outre ses dimensions “techniques” l’intelligence ne peut utilement exister que sur la base d’une capacité de résistance élevée aux idéologies.
quelques remarques préalables
L’intelligence artificielle – surtout générative – est toujours abordée par comparaison avec un cerveau humain. On s’efforce de retrouver dans l’une des composants et processus équivalents dans l’autre. Cependant:
- L’IA ne peut fonctionner qu’à partir d’une gigantesque accumulation de références. À l’évidence, l’humain n’est pas en mesure de le faire. Ce qui signifie que s’ils obtiennent des résultats comparables dans des missions particulières – comme l’écriture d’un texte – c’est obligatoirement par des moyens différents…
- … ce qui suppose que la complexité pour l’un n’est pas obligatoirement celle de l’autre. D’ailleurs, dans le passé, il a fallu beaucoup plus de temps à l’IA pour reconnaitre un chat que pour battre le champion du monde d’échecs.
L’IA est constamment évoquée à partir de ce qu’elle ”peut faire”. Le présupposé est transparent et se résume par l’adage «qui peut le plus peut le moins». Or:
- Une expertise “humaine”, dans quelque domaine que ce soit, n’implique pas la maitrise de tout ce qui est perçu comme étant inférieur en matière d’intelligence.
- Au travail comme dans la vie courante, rares sont les individus qui sont sollicités au maximum de ce que… “peut faire”… leur cerveau.
L’intelligence humaine n’est pas faite que de neurones et de synapses. Elle s’appuie aussi aujourd’hui sur des outils tels que l’informatique et les réseaux.
L’intelligence humaine n’est pas libre de ses productions. Elle est encadrée par des obligations de tous ordres qui en limitent les possibilités. L’IA, de son côté, est supposée agir en étant affranchie de toute contrainte. Isolées dans une controverse collective, la première est supposée avoir tort quand la seconde est supposée avoir raison.
D’autre part, l’intelligence artificielle progresse alors que l’intelligence humaine s’affaiblit. (voir: “intelligence humaine: le déclin annonce-t-il l’effondrement?” )
D’où émerge la question: comment penser la confrontation entre l’intelligence humaine et l’intelligence artificielle?
Ces questions ont été abordées, sous un angle un peu différent, dans un précédent billet (voir: “comment s’évalue le progrès d’une intelligence artificielle?”), mais le sujet est bien loin d’être épuisé.
deux intelligences ou une seule?
Face à un problème donné, l’intelligence artificielle nous est présentée comme capable d’en explorer toutes les facettes grâce à une mémoire illimitée et de gérer les incertitudes de la réponse grâce à une excellente maîtrise des probabilités. Or il est clair que l’intelligence humaine ne possède aucune de ces deux aptitudes. Elle apparait donc surclassée dès le départ.
Et qu’en est-il de l’IA générative?
« Créer, c’est relier des choses entre elles. C’est tout ». Cette phrase de Steve Jobs trouve un écho et une généralisation chez un spécialiste du domaine (1)
Il est depuis longtemps acquis que l’activité humaine, tant pratique que cognitive, est de joindre et de séparer
Or c’est également ce que fait l’intelligence artificielle générative. Serait-elle alors une intelligence humaine… plus aboutie? C’est en tout cas de cette façon qu’elle nous est vendue.
l’IA générative: l’enfant d’une logique globale
Par contre, qui se donne la peine de démythifier l’IA peut l’envisager, selon un biais connu sous le nom de “marteau de Maslow”: « Si le seul outil que vous avez est un marteau, vous tendrez à voir tout problème comme un clou ».
Revenons pour cela sur la logique fondamentale qui est à l’oeuvre dans ce qui nous occupe ici.
- Le recueil massif et continu de données produit mécaniquement dans le temps des “historiques de données”… et même autant d’historiques que de types de données imaginables.
- Pour obtenir l’IA générative, il suffit dès lors d’une simple hypothèse qui s’énonce de la façon suivante: «les évènements qui se sont produits par le passé ont vocation à se reproduire… et ce, d’autant plus probablement qu’ils se sont produits souvent».
- Plus le stock de données disponibles est important plus l’approche par les probabilités est fiable.
- Plus on dispose de ressources permettant de parcourir une quantité de données de plus en plus considérable en un temps de plus en plus court, plus le processus précédent peut être incorporé dans des pratiques courantes.
L’intelligence artificielle générative peut ainsi opérer chaque fois qu’un problème peut être posé … dans les termes d’une prévision… sur la base d’un historique… et d’un calcul de probabilité.
Une exploitation probante de ce principe est l’utilisation de l’IA dans la prévision météorologique. Les données d’entrée extraites de l’historique météorologique sont découpées en séquences météo de 6h. Sur la base de cet historique et de l’identification de conditions similaires, chaque séquence permet de prédire la séquence de 6h suivante.
Mais nous sommes là dans le cas ou l’outil est parfaitement adapté à son objectif.
Le marteau de Maslow revient sur le devant de la scène pour L’IA générative où, par exemple, l’écriture d’un texte sur un sujet donné n’est pas, à priori, le fruit de l’incertitude et du hasard. Pourtant le LLM (Large Modele Langage) ne s’en appuie pas moins sur le même principe, car pour pouvoir être gérée par l’outil-IA, l’écriture d’un texte doit être vue… comme un “clou”.
Chaque mot nouveau écrit est celui qui apparait comme la suite la plus probable des mots qui le sont déjà sur la base d’un historique donné.
La création du sens n’est qu’un effet collatéral de l’enchainement des mots: la machine n’en a aucune conscience.
des questions en guise de conclusion provisoire
Peut-il y avoir intelligence en dehors de la prise en compte du sens?
Sans doute pas.
L’IA générative n’est donc pas une intelligence, mais une “alternative à l’intelligence” qui permet d’obtenir des résultats du même ordre… exactement comme l’idéologie.
La délégation d’un nombre croissant de tâches à l’IA va-t-elle réduire les capacités humaines, à l’image des machines physiques, en induisant une prolétarisation des activités intellectuelles comme beaucoup le craignent? .
La délégation des tâches intellectuelles opère depuis longtemps (voir “L’intellect humain est-il voué à l’affaiblissement?”
La “délégation” se substitue à la prise en charge autonome des problèmes. Elle ne sollicite plus l’intelligence, ni du consommateur devenu passif, ni du prestataire devenu spécialisé. Inaction pour l’un, routine pour l’autre.
Ce que l’IA apporte de nouveau vis-à-vis de l’intelligence humaine c’est … la sélection systématique dans un historique de la réponse la plus probable… la plus “conforme”… autrement dit, celle que produit l’idéologie.
L’IA se nourrit de pensées dominantes. Elle est donc avant tout une machine à renforcer les idéologies. C’est de cette manière qu’elle peut … et peut-être qu’elle va… silencieusement… venir à bout de ce qu’il reste de l’intelligence humaine.
(1) Jean-Louis Le Moigne – L’intelligence de la complexité – in “Science et pratique de la complexité” – IDATE 1984 –)
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