de la servitude volontaire à l’ingénierie du consentement

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S’il est une chose que les futurologues sont unanimes à nous promettre, c’est bien le totalitarisme . Tous les scénarios nous y mènent: big data, robot démiurge, urgence climatique… (voir: “ pourquoi les futurologues ont-ils besoin du totalitarisme ”)

Et si ce n’était pas le cas? Si notre futur persistait dans la voie démocratique… au moins dans la forme… c’est à dire telle qu’on la connait aujourd’hui? La différence? Un régime totalitaire soumet principalement par la contrainte, une démocratie soumet principalement par la persuasion.

On retrouve là un principe intemporel exprimé dès la Renaissance par ce théoricien de la démocratie qu’était Nicolas Machiavel :

Gouverner, c’est faire croire

Auquel répondait, à peu près à la même époque, Étienne de la Boetie dans son “ Discours sur la servitude volontaire ”

Soyez résolus à ne plus servir et vous voilà libres

Servitude volontaire ”: peut-on trouver une meilleure définition de la démocratie?


l’ingénierie du consentement


L’idée d’un futur démocratique amènerait donc à s’interroger sur le futur de la persuasion.

Le mieux-faire en matière de “ faire croire ”, déjà très structuré dès l’Antiquité autour du concept de “ rhétorique “, est longtemps resté limité à une problématique du discours. La persuasion utilise aujourd’hui une palette beaucoup plus large de relais et de moyens. Ce qui justifie le déplacement vers la sphère technique qu’évoque le terme d’ingénierie du consentement.

L’ingénierie du consentement est l’essence même de la démocratie: la liberté de persuader et de suggérer

Ainsi s’exprimait Edward Bernays (1891 – 1995) qui a presque tout inventé dans ce domaine, y compris dans la manipulation de l’inconscient, aidé en cela par les grands principes élaborés par son oncle… un certain Sigmund Freud. On lira son ouvrage de référence “ Propaganda ” (en français ici)  ainsi que l’excellent résumé en trois volets de… “ l’oeuvre ”… de Bernays . Car il ne s’est pas contenté de “ penser la persuasion ”, il a également mis en oeuvre, avec un succès certain, ses théories dans les domaines les plus divers:

  • “ L’accession de la femme au tabac ” pour le compte de Lucky Strike
  • La légitimation de la guerre du Guatemala pour le compte de United Fruits

Bernays a répandu l’idée que n’importe quel citoyen américain, même démuni, se devait d’acquérir des actions et de boursicoter. Ceux qui n’en avaient pas les moyens pouvaient emprunter à des banques.

Et aussi (même source):

Après la crise de 1929 vint le New Deal …/… La conception promue par Roosevelt allait à l’encontre des industries, en ce qu’elle promouvait un État fort chargé, de par la responsabilité de ses citoyens, de réguler les aléas du marché économique …/… L’Empire du business fait appel à Bernays avec la mission suivante : associer dans la tête des gens l’idée de la démocratie à celle de la consommation …/… Le but est d’associer inconsciemment la démocratie au capitalisme, et de véhiculer l’idée que l’un ne peut pas aller sans l’autre.

Cette conviction est toujours bien ancrée aujourd’hui.


du “ grand complot ” à la propagande ordinaire


Retour à Bernays

La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays. La propagande est l’organe exécutif du gouvernement invisible.

Faut-il se limiter à considérer que Bernays cherche ici, surtout, à se vendre lui-même ou faut-il adhérer à la “ théorie du complot ”  comme il nous y invite, celle-ci émergeant toujours très spontanément dans le débat dès que se pose la question du pilotage d’une démocratie?

Le philosophe des sciences Karl Popper  propose une réponse:

Recourir à la théorie du complot pour comprendre le monde est une erreur : cela revient à affirmer que tous les événements sont la résultante d’actions délibérées, effectuées par des personnes qui auraient des intérêts communs et non contradictoires à ces résultats, et qu’il leur est possible de prévoir avec certitude les conséquences futures d’actions données. Or, rien n’est plus contestable que ce présupposé de départ sur lequel est bâtie toute théorie du complot : il est très rare que des actions provoquent exactement le résultat souhaité ou prévu, il y a toujours des effets secondaires imprévus.

Une autre dimension doit également être évoquée. On tient pour acquis que les dominants ont une conscience claire de leur propre intérêt: rien n’est plus discutable. L’exemple le plus évident est celui de l’idéologie de la fraude fiscale, qui consiste pour les dominants à détruire le système qui a fait d’eux ce qu’ils sont, ce que d’autres dominants pourraient trouver… tout à fait stupide. D’où découle une autre implication: si plusieurs lectures plus ou moins éclairées de l’intérêt des dominants peuvent cohabiter, ce sont forcément “ plusieurs grands complots ”, largement incompatibles, qui devraient le faire eux aussi.

Ceci dit, il est certain que complot il y a. Tout groupe qui s’imagine doté d’un certain pouvoir s’y adonne et trouve même dans l’élaboration même du complot une manifestation satisfaisante et unificatrice du pouvoir qu’il suppose être le sien. Mais le grand complot, s’il existait, pourrait-il survivre quand 1000 Bernays travaillent pour des intérêts plus ou moins concurrents ou divergents? Oui et non, comme l’expriment Antonio Negri et Michael Hardt

Il n’y a pas un point de contrôle unique qui dicte le spectacle. Celui-ci, toutefois, fonctionne généralement « comme » s’il y avait effectivement un tel point de contrôle central.

De fait, 1000 Bernays auraient en commun une “ culture commune ” ainsi que ce qu’ont en commun les 1000 commanditaires qui ont les moyens de s’offrir leurs services. Il en émergerait un “ socle idéologique ” qui constituerait le vrai “ macro-message ” propagé.

Selon Alex Carey (1922 – 1987)

Trois phénomènes d’une considérable importance politique ont défini le XXe siècle. Le premier est « la progression de la démocratie », notamment par l’extension du droit de vote et le développement du syndicalisme ; le deuxième est « l’augmentation du pouvoir des entreprises » ; et le troisième est « le déploiement massif de la propagande des entreprises dans le but de maintenir leur pouvoir à l’abri de la démocratie»

On retrouve ce processus à l’oeuvre derrière les idéologies actuelles les mieux acceptées:

  • L’assimilation du travail à une “ charge ” pour l’entreprise
  • La valorisation de la solidarité… dans le collaboratif et dans les mutuelles (c’est à dire dans les montages commerciaux)… mais pas dans l’impôt.
  • L’assimilation de la fraude fiscale à un “ réflexe normal ” lié à un souci de “ bonne gestion ”
  • La banalisation des rémunérations des grands patrons par “ dérivation ” vers celles des joueurs de foot (voir: pourquoi sommes-nous choqués par le salaire des footballeurs?) ou par l’évocation “ très insistante ” des abus les plus scandaleux, pour aboutir, au final, à une expression… nous dirons “ assez nouvelle ”… de l’idée de modération salariale (1)

(1) 2,34 millions d’euros en 2015 pour les patrons du CAC 40 (rémunérations fixes et variables mais pas les éléments exceptionnels ou les actions reçues). Un chiffre en hausse de 4% par rapport à 2014 (NDLR: 4% çà a l’air de rien… mais çà fait quand même 100 000€)


le futur de l’ingénierie du consentement


Dans le futur, la persuasion va devoir s’exercer dans un contexte différent (voir “ que croirons-nous demain? ” et “ 5 questions sur le futur de la pensée ”), et disposer de moyens techniques nouveaux, susceptibles de la rendre plus efficace.

  • On pense immédiatement à l’exploitation du recueil massif de données dans la manipulation de l’opinion publique, déjà explorée dans un précédent billet (“ manipulation de l’opinion: rupture technologique… ou pas? ”).
  • La robotisation de l’ingénierie du consentement demanderait, comme toutes les robotisations, une simplification préalable. On peut considérer cette condition comme étant remplie. Beaucoup de choses poussent à une paresse collective porteuse de “ servitude volontaire ”(voir “ L’intellect humain est-il voué à l’affaiblissement? ”). L’opinion publique est aujourd’hui fortement conditionnée dans la bipolarisation (les “ pros ” contre les “ antis ”) avec son corollaire, la loi de Godwin , sur tous les sujets d’une certaine importance. Le répertoire des “ deux ” argumentaires étant figé, le futur bac à sable de Tay, l’IA de Microsoft, parait bien en place, même si ses débuts ont surtout servi à amuser le web
  • Cette réduction drastique par bipolarisation va de pair avec une surabondance de discours et d’écrits, l’un étant perçu comme justifiant l’autre (il y a déjà 10 ans):

Un récent travail de l’Université de Columbia « The state of the news media 2006 » démontre qu’en une journée Google News offre aux internautes 14.000 articles, mais qu’ils ne recouvrent en réalité que 24 sujets

  • Un dernier aspect important à prendre en compte est l’effet de la surveillance généralisée.  Une étude parue dans Journalism & Mass Communication Quarterly de mars 2016 et relayée par le Monde montre que la présence connue d’une surveillance du réseau tend à généraliser le principe dit de “ la spirale du silence ”  , puissant vecteur de servitude volontaire.

“ faire croire ” comme au cinéma… par le trucage?


Des techniques de falsification de plus en plus impressionnantes fleurissent aujourd’hui. On peut mentionner l’exemple de celle-ci , qui touche au détournement des vidéos, ou de celle-là , qui consiste à fabriquer de faux souvenirs. Dans l’Histoire, les falsifications caractérisées ne semblent pas avoir joué un rôle idéologique majeur… ce qui ne signifie pas qu’il en sera toujours ainsi.

L’essor rapide des possibilités de simulation et de falsification est un des aspects les plus remarquables du développement technologique actuel. Au point qu’il devient nécessaire de l’explorer sous différents aspects. Un autre angle d’approche du problème sera ainsi envisagé dans le prochain billet.


 

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