la montée de la technophobie annonce-t-elle un futur inattendu?

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Vaccins, OGM, datas… portée par l’écologisme, la technophobie gagne du terrain. Mais elle n’est plus celle des débuts de la mécanisation ou celle d’Hiroshima.

Peut-elle réorienter profondément le futur? En première analyse on serait porté à dire « non » (1).
La technophobie a accompagné l’ensemble de la révolution industrielle. Et surtout elle a continué à s’exprimer au XXe siècle, à bas bruit, dans les mouvements sociaux ou la littérature.
Néanmoins, ce serait supposer que celle-ci n’a pas changé de nature, alors qu’elle s’inscrit aujourd’hui dans l’émergence de problématiques nouvelles, notamment celle des effets collatéraux développée dans le billet précédent.

la technophobie et les “effets collatéraux”


Écoutons Jacques Ellul, “LE” théoricien de la technophobie (2), nous énoncer ses quatre principes:
1/ tout progrès technique se paie – 2/ le progrès technique soulève à chaque étape plus de problèmes (et de plus vastes) qu’il n’en résout – 3/ les effets néfastes du progrès technique sont inséparables des effets favorables – 4/ tout progrès technique comporte un grand nombre d’effets imprévisibles
On le voit, Ellul s’inscrit totalement dans l’approche des phénomènes par les effets collatéraux. Il en subit très logiquement les travers (voir: billet précédent).
Ces quatre propositions s’appliqueraient en effet tout aussi bien au… “non progrès technique”… et au-delà à n’importe quelle action, n’importe quel changement, n’importe quel… “non changement”. Existe-t-il des choix de société qui ne présentent que des avantages…intemporels… pour tout le monde… et pour l’environnement?
Une véritable théorie dans ce domaine est d’ailleurs peut-être impossible. On peut en prendre pour preuve qu’Ellul lui-même se sent tenu de “consolider(?)” son propos par ce préambule… très peu analytique:
Partout, la technique est créatrice de laideur
C’est aller un peu vite. La technique ne crée pas “que” des marées noires. Les bidonvilles, dénués de tout ce qu’apporte le progrès technique, ne sont pas l’ultime refuge de la beauté. En outre, même le plus fervent des disciples de Jacques Ellul sera heureux de bénéficier des progrès techniques, quand il va chez le dentiste.
Il n’en demeure pas moins que le billet précédent se voyait amené à conclure:
On le voit, la dynamique à l’œuvre autour de la prise en compte des effets collatéraux va être difficile à contrarier

la phobie du changement


Selon un second point de vue, la technophobie peut se comprendre comme un domaine particulier de la phobie du changement  (“métathésiophobie” pour les intimes)
La peur du changement est évolutive chez l’homme. Depuis des temps immémoriaux, l’homme aime la routine. Nos prédispositions internes (hérédité et génétique) nous apprennent à résister au changement principalement pour “toujours nous sentir en contrôle”.
Là pourrait résider la raison pour laquelle la technophobie a toujours existé et pourquoi elle existera toujours. Elle est néanmoins alimentée par des conditions plus actuelles, notamment par l’accélération du rythme des changements , phénomène qui, pour certains, suffirait à expliquer le rejet de la technologie.

de l’outil à “l’idée d’outil”: l’âge des notices


La technique moderne ne s’applique plus à l’outil qui prolonge la main. Une distance s’est créée entre l’utilisateur et un usage devenu de moins en moins intuitif tant dans sa pratique que dans son contrôle. Quelque chose de nouveau a commencé avec la nécessité du recours aux notices d’utilisation. Parallèlement, les nouvelles technologies (biotechnologie, génétique, atomes …etc…) sont devenues de plus en plus ésotériques. Une radicalisation de ces tendances s’est opérée par la logique de l’excès propre au capitalisme.

Hier on ne percevait la technologie que par son usage, on la perçoit désormais à partir de ce qui s’en dit. Cependant, le langage qui nous l’explique est lui-même de moins en moins accessible et de plus en plus orienté par les intérêts sous-jacents qu’il véhicule. La confiance dans le progrès technique s’effrite.

Cependant, si ésotériques qu’elles soient, les nouvelles technologies n’en continuent pas moins à évoquer des possibles, mais cette évocation ne parle plus à la raison devenue incapable de les évaluer. Elle passe donc par l’imaginaire. Or, pour de multiples raisons, celui-ci n’est plus aujourd’hui que dystopique (voir “de nouvelles utopies sont-elles possibles?”).

la technophobie et l’idée de progrès


De l’âge de “pierre” à l’âge du “bronze”, du “c’était mieux avant” au “ça ne se fait plus comme ça”, la référence technique balise le temps social associant ses images et ses concepts à toute époque du passé: diligence, machines à vapeur, TGV… ordinateur, internet, smartphone …etc… Mais ces balises sont-elles celles d’un progrès?
Il est difficile de ne pas osciller, même à l’intérieur d’un même argumentaire, entre les deux significations que peut prendre le mot “progrès”:
  1. Mouvement en avant
  2. Processus évolutif orienté vers un terme idéal
Le progrès technique s’entend ainsi comme “la simple innovation” selon le premier sens ou, selon le second, au travers d’une évaluation plus globale, subjective, donc éminemment discutable. Or l’idéal technologique n’existe pas. Le progrès technique ne se conçoit qu’au service d’une idée et ne se discute que par rapport à… une autre idée – généralement celle de progrès social -. Le progrès technique a pu promettre non seulement de libérer l’homme du travail, du travail pénible ou dangereux, mais aussi d’augmenter la durée de vie en bonne santé du plus grand nombre, alors qu’il demeure mis en accusation sur le plan de l’aliénation, de l’isolement, de la consommation et surtout de ses effets sur l’environnement.
La nébuleuse du progrès social est, en dernière instance, assimilable à la généralisation d’une morale (égalité, justice… etc), mythe sans relation évidente avec le progrès technique. Il est vrai que celui-ci ne se diffuse que par le canal du capitalisme… dénué, lui, de toute morale, et ce jusqu’aux extrêmes les plus absurdes qu’offre la logique boursière. Il est donc facile pour le technophobe de se tromper de cible.

technophobie et écologisme


L’écologisme se fonde sur la possibilité d’un retour à la primauté des processus naturels dans l’évolution. Le recours à la technologie est mis à l’index en tant qu’obstacle à cette réorientation. L’écologisme se nourrit donc de technophobie. Encore convient-il de s’assurer que… ce n’est pas l’inverse.
  • De la planète aux écosystèmes en passant par des risques de toute nature, la pensée environnementale contient un réservoir inépuisable d’effets collatéraux.
  • La phobie du changement “normal” (si l’on ose dire), c’est-à-dire technique, y joue à plein.
  • Le progrès n’y apparait que comme la capacité à revenir vers un certain passé, mais un passé totalement désincarné… pour tout dire, mythique.
  • Une pensée des systèmes est extrêmement difficile pour l’individu. Elle peut être posée comme impossible pour le groupe. Le consensus sur la technophobie est beaucoup plus simple à obtenir.
  • Quant à la dégradation massive de l’environnement (le réchauffement évalué désormais à 2.7° d’ici la fin du siècle ) peut-on sérieusement imaginer la contrecarrer sans le recours à toutes les ressources intellectuelles et techniques disponibles?

Peut-on imaginer que des forces dites “naturelles” puissent prendre le dessus sur les forces économiques soutenues par les technologies et la recherche hystérique du profit?

Les écologistes ont construit leur légitimité grâce à un statut de “lanceurs d’alerte”, il y a un demi-siècle. La “pensée environnementale” s’est ainsi construite autour du “préventif”. Elle ne semble pas en mesure de se reconstruire autour d’un autre paradigme. Or les concepts et recettes du préventif sont aujourd’hui obsolètes face à l’échelle des dégradations et de leurs conséquences prévisibles (on ne recommande plus le jogging à une personne de 150 kg – ni l’arrêt du tabac à un cancéreux du poumon en phase terminale).

La technophobie, au même titre que la décroissance (voir “errances idéologiques: le salut par la décroissance”), donne à l’écologisme l’illusion d’un contenu “curatif”… dont il est hélas dramatiquement dépourvu.
La technophobie pourrait être ainsi un vecteur de… non-révolution. En se substituant à l’écologisme… avant de disparaitre elle-même… elle pourrait retarder, voire anéantir dans l’œuf, les actions indispensables que justifie l’évolution critique de notre environnement.

(1) François Jarrige – Face au monstre mécanique
(2) Jacques Ellul – Le bluff technologique

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