Pourquoi certains journalistes-enquêteurs sont-ils traités en hérétiques et d’autres pas? Pourquoi des Prix Pulitzer pour les uns, le bannissement ou la prison à vie pour les autres? Autour de ces questions se joue le futur de ce que l’on nomme le quatrième pouvoir.
l’information et le “vrai”
son improbabilité et sa discontinuité …/… la réduction de l’incertitude …/… son imperfection qui exige une correction permanente …/… un récepteur pour lequel elle fait sens
Cette dernière exigence implique que l’information n’existe que dans la mesure où elle est acceptée. Elle se doit donc paradoxalement d’être à la fois improbable et acceptée. Ce qui signifie qu’elle puisse s’inscrire, à un certain niveau, dans des croyances préétablies qui définissent ce, qu’à un moment donné, on tient pour vrai.
quatrième pouvoir et influence
Le quatrième pouvoir se présente comme le bras armé de la démocratie face aux abus des puissants. C’est celui qui fut capable de “faire tomber” un président aux États-Unis ou plus récemment, un ministre du Budget en France. Le terme d’influence est, à l’inverse, généralement associé à l’action des dominants… des “vrais” dominants… ceux qui s’inscrivent dans la vision de Machiavel:
Gouverner, c’est faire croire
Les deux termes, qui auraient pu être considérés comme de proches synonymes joueraient, dans les faits, l’un contre l’autre. Le quatrième pouvoir, perçu comme étant au service des simples citoyens, se caractériserait par des “actions coup de poing” amenant des révélations. L’influence, au service des puissants, s’imposerait par une action souterraine, persistante, créatrice d’idéologie. Le quatrième pouvoir produirait de l’information telle que définie plus haut, quand l’influence conditionnerait les croyances, c’est-à-dire la capacité du public à les accepter. C’est dans ce cadre qu’il faut sans doute comprendre la célèbre formule de Mark Twain:
Il est plus facile de tromper les gens que de les convaincre qu’ils ont été trompés
le dédoublement du quatrième pouvoir
Dit autrement, il est très difficile de détruire des croyances préétablies. Pour sa plus grande gloire et son plus grand malheur, c’est sans doute ce à quoi s’attache la branche hérétique du quatrième pouvoir. Ce qu’exprime Juan Branco, un des avocats de Julian Assange
La radicalité de la démarche d’Assange n’autorise aucune forme de compromission avec les institutions existantes. Elle menace donc un espace médiatique qui s’est accommodé du confort que lui offre sa proximité avec les dominants. Et elle inquiète les appareils de pouvoir traditionnels, qui redoutent à tout moment de voir leurs forfaits exposés.
Faire tomber un ministre ou un candidat à la présidentielle ne menace personne d’autre, et encore moins les institutions. Alors que dans la démarche de Wikileaks, la mise en cause plus globale devient sans recours, parce que ces informations sont massives et convergentes. Elles apparaissent comme indiscutablement vraies. Elles ne se prêtent pas aux arrangements, aux interprétations, aux appels, aux négociations. Elles ne participent pas à…
… cette dramaturgie ritualisée, conçue pour faire bondir les ventes (ou l’audience)
a pour effet de réduire les enjeux de structure à des questions de personnes.
La joie mauvaise de voir tomber les corrompus a souvent pour corollaire l’impuissance face aux structures corruptrices, qui elles, restent en place quand un ministre chasse l’autre. On se croit vengé, mais rien n’a changé.
Dans l’idéologie dominante, le corrompu demeure ainsi une exception, un “mouton noir”. Mais à l’analyse, il apparaît qu’il s’agit d’une exception “utile” – voire indispensable – dont la dénonciation alimente quelque chose d’essentiel: la foi en la démocratie.
Sous l’expression unique de quatrième pouvoir cohabitent donc deux catégories de journalisme d’enquête:
- les hérétiques, dont l’action met en péril l’ordre social
- les bien-pensants, dont l’action participe à son renforcement
Pour la société médiévale, le christianisme fait partie de l’ordre social…/…. Dans cette organisation, une hérésie constitue nécessairement une rupture de celui-ci.
un point rapide sur les tendances
De tout temps, l’investigation n’a constitué qu’une part marginale du journalisme. Son avenir sera sans doute peu affecté par les révolutions concernant le déclin de l’écrit, du support papier, du texte long, l’émergence de nouveau support, voire la concentration internationale des médias. Le journalisme d’enquête peut survivre à tout cela. Deux types de tendances le concernent davantage.
Le boom du genre
En France, longtemps dominé par le Canard Enchaîné, le journalisme d’investigation fait aujourd’hui l’objet d’un développement rapide et multiforme en phase avec la création du Consortium International des Journalistes d’Investigation. On citera entre autres, dans les médias en ligne, le déjà ancien Médiapart (2008) et les petits nouveaux comme Lanceur d’Alerte ou la version française de Disclose. On retrouve ce phénomène à peu près partout avec, par exemple, aux Etats-Unis “The Intercept” et Propublica , ou encore Correctiv en Allemagne. La télévision participe également à ce mouvement avec Élise Lucet comme figure de proue.
La guerre des légitimités & la judiciarisation de l’information
Mais face au boom des enquêtes, l’ennemi fourbit ses armes, toutes ancrées dans des légitimités suffisamment fortes pour pouvoir se confronter à celle du droit à l’information.
- Ô combien légitime, le secret d’État demeure néanmoins peu appliqué aux journalistes (… et c’est important, nous allons y revenir), mais il n’en reste pas moins susceptible de l’être n’importe quand. Or: «Le simple fait de “prendre connaissance” d’un secret protégé au titre de la défense nationale est passible de 5 ans d’emprisonnement et de 75 000 € d’amende» – (“prendre connaissance”… même pas publier!)
- La guerre commerciale, désormais permanente, justifie des actions fortes en matière de protection des secrets industriels. La légitimité de celles-ci est désormais confortée par le droit européen. Le développement des lois dans ce domaine, quel qu’en soit le contenu, ne peut s’opérer qu’au bénéfice des multinationales, dotées de services juridiques haut de gamme, de plus en plus rodés par l’accumulation des recours collectifs, notamment outre-Atlantique. Le “secret des affaires” peut ainsi être invoqué, en toute décontraction, pour protéger … un dispositif original de fraude fiscale !… Ou autoriser la non-communication sur les effets nocifs d’un médicament ou d’implants corporels !
- Il ne manque plus à cet arsenal que le renforcement des “ô combien légitimes” protections de la vie privée et de la présomption d’innocence pour – potentiellement – ne plus pouvoir enquêter ni sur les personnes, ni sur les firmes privées, ni sur les institutions publiques.
Un réseau de plus en plus dense de lois…applicables… mais peu appliquées, rendu compatible avec la démocratie par ce laxisme apparent, n’est-il pas l’outil ultime pour séparer le bon grain de l’ivraie et gérer ainsi les deux catégories de journalisme d’enquête mentionnées plus haut?
le futur du quatrième pouvoir
L’information nous est aujourd’hui livrée sous forme d’une “bouillie informationnelle” dans laquelle se trouvent mixées toutes les redondances, interprétations, déclinaisons, contradictions, extrapolations abusives et autres fakenews.
- Le journalisme d’enquête, par ses révélations, constitue une façon de s’extraire par le haut d’un “bruit de fond” devenu assourdissant… ce qui est de nature à expliquer le “boom du secteur”. Mais l’accumulation de ces révélations ne peut à terme que participer à ce même bruit ambiant. Toutes les investigations, solidement encadrées par la loi, ne feront qu’identifier des “moutons noirs”… accumuler des “moutons noirs”… banaliser les “moutons noirs”, face à une indifférence croissante du public qu’attestent les progrès de l’idéologie du “tous pourris”.
- Toute révélation sur quelqu’un offre un bénéfice ou une opportunité à quelqu’un d’autre. D’où une suspicion devenue presque automatique… dans la logique du ”tous pourris”.
- Enfin, le quatrième pouvoir ne vaut que comme représentation du justicier, qui suppose que reste vive la relation entre révélation et sanction. Or, Jerôme Cahuzac coule des jours heureux dans sa résidence en Corse. La famille LePen s’accommode très bien de l’interminable liste de mises en causes judiciaires, procès et condamnations ici et là . Christine Lagarde vient d’être nommée à la tête de la Banque Centrale Européenne, Sylvie Goulard proposée comme commissaire européen. Tandis que Richard Ferrand, destitué comme ministre, mais devenu troisième personnage de l’État, attend son procès sur le perchoir de l’Assemblée Nationale. La question se pose alors de savoir ce qu’est un quatrième pouvoir qui n’a que le pouvoir… de faire du bruit.
La possible survie du quatrième pouvoir ne dépendrait alors que des hérétiques. Ceux-ci risquent cependant de se sentir bien seuls face à l’armada de mesures mises en place pour leur nuire, face à l’influence de ceux qui sont mis en cause par leurs révélations, ou qui craignent de l’être, mais aussi face… à leurs “confrères(?)” de l’investigation bien pensante
(*) Cette arrestation et le manque de solidarité de la profession envers le sort de Julian Assange sont particulièrement inquiétants.
On citera à l’appui de cette affirmation l’article très… “distancié”… de Mediapart intitulé : «Julian Assange, l’histoire d’une déchéance», où l’on chercherait en vain les accents habituels de la défense du journalisme et du droit à l’information.
Laisser un commentaire