la dictature montante des “questions de principe”

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Les questions de principe renforcent progressivement leurs emprises sur l’opinion publique selon deux leviers: la symbolique et le couple émotion-indignation.

Les deux s’appuient sur des légitimités et surtout sur des mécanismes intemporels ancrés dans le religieux. Le terme de dictature est encore prématuré, mais… on y vient… ce qui en fait un phénomène important à tenter de comprendre, car l’idée de “blasphème laïque” semble déjà bien installée. Ainsi tel personnage public, sommé de s’excuser pour avoir employé “un mot”… … et qui s’exécute. Pour un responsable politique, il est devenu plus grave d’être mis en cause de cette manière que de couvrir, voire d’alimenter, détériorations de l’environnement ou extrêmes inégalités. Prédominance croissante du “dire” sur le “faire”? Sans doute… mais pas que.

anatomie de la “question de principe”


Qu’est-ce qu’un principe?
Principe: Proposition posée au début d’une déduction, ne se déduisant elle-même d’aucune autre dans le système considéré, et par suite mise, jusqu’à nouvel ordre, en dehors de toute discussion.
“Proposition”, “déduction”, “discussion”: le sens général autant que les termes employés nous ramènent à une problématique de l’argumentation, objet d’un précédent billet qui aboutissait à la conclusion suivante: «l’argumentation n’évolue pas. Elle disparaît». Les questions de principe jouent sans doute un rôle déterminant dans cette disparition. On comprend facilement pourquoi:
L’argumentation n’est mobilisée que dans “l’incertain”. Un argument est potentiellement discutable et n’existe qu’en l’absence de preuve.
Soit à peu près le contraire du “principe” tel que défini ci-dessus qui se présente, dans le discours, comme indiscutable… à la façon d’un axiome en mathématique:
Axiome: Vérité ou assertion admise par tous sans discussion …/… Énoncé répondant à trois critères fondamentaux : être évident, non démontrable, universel.
Sauf que, socialement, une évidence est un consensus… qui se construit… notamment au travers des médias.
Dans tous les cas, une question de principe se réfère, implicitement ou explicitement, à une légitimité préexistante… plus ou moins forte, plus ou moins large (voir). De fait, elle peut s’apparenter à un “détournement de légitimité” quand elle vise à la défense ou à la promotion d’un objectif particulier… ce qui est généralement le cas.

le levier de l’émotion-indignation


droit naturel et droit des victimes

Le pilier moral des nouvelles religions laïques aurait pu être le “droit naturel”. Il l’est, dans une certaine mesure, mais surtout pour consolider et installer plus durablement ce qui en matière d’émotion et d’indignation relèverait de l’éphémère .
Le droit naturel est l’ensemble des droits que chaque individu possède du fait de son appartenance à l’humanité et non du fait de la société dans laquelle il vit.
Le droit naturel s’applique en théorie à tous les hommes, mais dans les faits, davantage aux Ukrainiens qu’aux Palestiniens, davantage aux minorités occidentales qu’aux migrants africains, car dans ce domaine aussi, certains sont plus égaux que d’autres, comme l’écrivait George Orwell.
Le droit naturel est invoqué à propos de qui en est privé ou risque de l’être, c’est-à-dire à propos de victimes réelles ou potentielles… à condition cependant que ces victimes soient, elles aussi, “homologuées” par l’opinion publique. Là encore, elles ne le sont pas toutes. Il y en a même assez peu qui le soient à titre permanent.

de l’homologation des victimes

Ainsi faut-il réexaminer sous un autre éclairage la phrase de Guillaume Erner fréquemment mentionnée à ce propos:
«La meilleure façon de comprendre une époque, c’est de s’intéresser à ses obsessions. La nôtre est obnubilée par les victimes. Jamais autant d’attention n’avait été accordée aux souffrances d’autrui»
Minorités religieuses, sexuelles, raciale, enfance, handicapés, vieillards, victimes du changement climatique… et par extension, les ours, les loups, les poulets élevés en batterie… etc. L’homologation d’une victime passe par sa prédisposition à l’être. Cependant, la mise en oeuvre de cette prédisposition ne va pas sans quelques paradoxes. Les loups y sont par exemple considérés comme plus victimes que les brebis.
Ainsi, les femmes le sont-elles alors qu’elles ne sont pas – à l’évidence – une minorité et qu’elles n’ont sans doute jamais été “aussi peu victimes”, qu’aujourd’hui dans un pays comme le nôtre. À l’inverse, les migrants le sont beaucoup moins, même si l’image d’un enfant mort sur une plage parvient à élargir à quelques jours une émotion de quelques minutes. Quant aux aspects statistiques, ils ne peuvent que laisser perplexe.
En 2021,
(*) 3.231 personnes ont été enregistrées comme mortes ou disparues en mer, en Méditerranée et dans l’Atlantique nord-ouest.
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(*). 3 219 personnes sont décédées sur les routes de France.
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(*) 122 femmes sont décédées des suites de violences conjugales.
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(*) 21 hommes sont décédés des suites de violences conjugales.
Bien sûr, la violence et la mort sont choquantes quels que soit les lieux, les circonstances et… les statistiques, mais la question qui nous occupe ici concerne le rôle qu’elles jouent et l’usage qui en est fait. Les chiffres ci-dessus s’appliquent ainsi à quatre types de victimes:
  • les premières de ces victimes n’en sont que dans le cercle restreint de l’humanitaire
  • les secondes “n’en sont pour personne”, bien qu’aussi nombreuses que les premières
  • les troisièmes sont les seules victimes réellement homologuées socialement bien que “statistiquement très peu significatives”
  • les quatrièmes sont écartées, car … “statistiquement très peu significatives”
En marge de ce qu’elles peuvent effectivement subir, c’est donc surtout de la difficulté qu’il peut y avoir à discuter leur statut que dépend l’homologation sociale des victimes: les premières auraient pu rester chez elles, les secondes ont sans doute péché par imprudence, les quatrièmes portent sans doute une responsabilité dans leur malheur… mais que dire pour contester l’homologation des troisièmes?
(*) Éprouver ou ne pas éprouver les émotions n’est pas une affaire privée, mais une sorte de norme régulée socialement. À l’instar de celles qui régulent les discours dans l’espace public, il existerait des normes émotionnelles à mettre en scène dans une société donnée dans des circonstances données.
Autour des questions de principe se joue la mise en conformité, non seulement des pensées, mais également des émotions.
Ainsi, s’il est sans doute vrai que «Jamais autant d’attention n’a été accordée aux souffrances d’autrui», il faut relativiser par rapport à la façon dont se définissent les consensus préexistants:
  • L’enfant tué par une bombe en Ukraine ne met pas en cause toutes les guerres, mais uniquement celle-ci. C’est le soutien à l’Ukraine qui est consensuel, pas la guerre au Yémen.
  • Les violences faites aux femmes n’alimentent ni le procès de la violence en général, ni celles faites aux présumées plus faibles… mais seulement la cause du féminisme.

le levier du symbolique


Dans sa dimension de représentation, le symbolique aussi se discute assez peu.
Symbolique: Qui n’a de valeur que par ce qu’il exprime ou ce qu’il évoque
La valeur symbolique est également attachée à toute action socialement jugée bonne, bien que dénuée de toute utilité. Une action socialement jugée bonne implique l’espoir de la voir être largement reproduite. Nous allons ainsi retrouver le symbole dans toutes les causes où l’action individuelle n’a aucune chance d’avoir un impact significatif. En fait, partout où sera prôné “l’effort collectif” au travers de l’agrégation de comportements individuels exemplaires.
Aucune société dans l’Histoire ne s’est seulement approchée du “Bien” par l’agrégation spontanée de comportements modèles. Par contre, nombreuses sont celles qui l’ont exploitée pour se rapprocher du “Pire”. Tous les régimes totalitaires en appellent au comportement modèle. Ce n’est donc pas qu’un… “truc de gentil”… et l’on peut craindre qu’il soit voué à n’être suivi que sous la contrainte (voir “écologie: le comportement modèle sert-il à quelque chose?”)
Ainsi, une large acceptation de questions de principe découlant d’un symbole augmente les chances que soit majoritairement accepté le glissement vers des “obligations” de comportements qui furent à l’origine “librement consenties”. Au bout du compte, le symbolique peut donc “servir à quelque chose”… mais toujours dans le sens de la contrainte.

en guise de conclusion provisoire


Les “questions de principe” sont des bribes de morale utilisées pour offrir un fondement sommaire, mais néanmoins incontestable, à un discours visant à convaincre. Elles exploitent pour ce faire un double mécanisme de ruissellement qui relie le global et le particulier.
  • Les médias se nourrissent d’images. Une image ne sera jamais autre chose qu’un exemple… mais néanmoins toujours posé comme significatif quand il se réfère à une question de principe homologuée
  • Une situation “d’hier et d’ailleurs” – plus ou moins bien identifiée – peut également donner un sens à une situation particulière “ici et maintenant” (“cela a toujours été ainsi… et voyez comme cela continue à l’être”).
Dans un cas comme dans l’autre, l’argumentation est pour le moins lacunaire, mais peu importe. Les questions de principe se nourrissent de simplisme et d’émotions préfabriquées. Elles tendent à prendre le dessus sur toute argumentation construite sur des bases rationnelles… qu’elles finissent, de fait, par rendre impossibles.
C’est en cela qu’on peut parler de “dictature”.
Pourquoi peut-on l’admettre comme montante?
Pour reprendre la conclusion d’un article précédent:
il suffit de constater que les mouvements qui entravent l’acte difficile et exigeant de l’argumentation découlent… tous… de la paresse intellectuelle. Or, le glissement vers le moindre effort est très difficile à contrarier.

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