diagnostic & pronostic: un dialogue de représentations

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diagnostic et pronostic


 le diagnostic

Une vision de la société actuelle est toujours présente en toile de fond d’une prévision. Pourtant…

Tout est frayé; tout est connu; tout s’ouvre au commerce. De riantes métairies ont effacé les déserts les plus fameux; les champs ont dompté les forêts; les troupeaux ont mis en fuite les animaux sauvages …/… il s’élève plus de villes aujourd’hui qu’autrefois de masures …/… partout des maisons, partout un peuple, partout une république, partout le vie. Comme témoignage décisif de l’accroissement du genre humain, nous sommes un fardeau pour le monde; à peine si les éléments nous suffisent; les nécessités deviennent plus pressantes; cette plainte est dans toutes les bouches: la nature va nous manquer.

Ce texte, qui se présente comme une sorte de concentré des grandes préoccupations d’aujourd’hui, a été écrit par Tertullien au début du IIIe siècle  (1). Pourtant, ne serait-on pas portés à croire qu’un diagnostic est spécifique à une époque, voire à un lieu donné ? S’il ne l’est pas, c’est donc que le diagnostic intègre d’autres choses plus intemporelles qu’un “ état ” supposé de la société. Il serait donc “ aussi ” l’expression d’un ressenti lié à une ambiance générale et à un état d’esprit – (optimisme, anxiété, crise, guerre, croisance économique et technologique…) … . Notons pour mémoire, que Tertullien s’exprimait dans une “ ambiance ” proche de celle de notre époque:

Les historiens s’interrogent encore sur les raisons de la crise profonde que traverse l’Empire romain au IIIe siècle

le pronostic: l’exemple du transhumanisme

Le tranhumanisme se présente comme la continuité logique des extraordinaires progrès technologiques des dernières décennies dans les domaines de la robotique et de la génétique. Il s’agirait donc d’un futur spécifique à l’époque actuelle porté par une faisabilité technique émergente. Pourtant, là encore:

La philosophie transhumaniste trouve ses racines dans l’humanisme de la Renaissance et dans la philosophie des Lumières. Pic de la Mirandole appelle ainsi l’homme à « sculpter sa propre statue » …/… Plus tard, Condorcet spécule quant à l’application possible des sciences médicales à l’extension infinie de la durée de vie humaine.

Des références explicites au transhumanisme, dans son sens actuel, remontent donc au XVè, puis au XVIIIè siècle. On les retrouvent sous la plume de grands noms de la science du XIXè siècle…

Des réflexions du même ordre se retrouvent chez Benjamin Franklin, qui rêve de pouvoir interrompre et relancer le cours de la vie en temps voulu. Enfin, d’après Darwin, il devient très probable que l’humanité telle que nous la connaissons n’en soit pas au stade final de son évolution mais plutôt à une phase de commencement

… et bien sûr, tout au long du XXè.

La supposée faisabilité technique que l’on envisage aujourd’hui n’est donc pas à l’origine de cette vision.

Le pronostic intègrerait donc d’autres choses plus intemporelles que des extrapolations technologiques. Il se construirait donc “ aussi ” sur l’idée de donner un sens au futur, que celui-ci soit positif ou négatif: progrès pour l’individu (transhumanisme), utopie ou dystopie pour le social. Globalement, le pronostic apparait lié à des croyances intemporelles faisant fonction de générateurs permanents de perspectives : les sciences, les religions, les utopies, les révolutions.


 la logique de Port-Royal


Dans le courant du XVIIè siècle, la logique de Port Royal a élaboré une théorie classique du signe et de la représentation. Elle a été la référence centrale dans les domaines de la philosophie du langage et de la logique

La Logique de Port-Royal élabore une théorie du signe. Le signe renferme deux idées: l’une de la chose qui représente, l’autre de la chose représentée et sa nature consiste à exciter la seconde par la première … / … Ainsi la cendre chaude cache le feu comme chose et le révèle comme signe.

Ainsi en est-il de l’exposé de Tertullien, ou de ses équivalents plus récents, qui peuvent être lus dans leur contenu textuel “ objectif ” (surpopulation, saturation de l’environnement… etc) ou dans leur dimension de ressenti. Chacun peut être vu comme le signe de l’autre. Il en va de même pour les pronostics transhumanistes.

Mais, en superposition à ces dialogues-là, diagnostic et pronostic sont “ aussi ” le signe l’un de l’autre. Leurs représentations s’entrecroisent.

La théorie du signe est liée à la philosophie de la connaissance et à la conception du principe de causalité: l’effet est comme le signe de la cause.

Ce système de représentations met en jeu nos impressions et nos préjugés même quand nous avons l’impression de développer une démarche rationnelle.


 une “ innovation futurologique ”: la tendance


Les limites de ce qui relève du diagnostic ou du pronostic se sont cependant estompées. Leur dialogue s’opère aujourd’hui autour d’un concept nouveau: celui de tendance.

Dans une futurologie devenue une idéologie des données, la tendance propose, en effet, un nouveau “ générateur de perspectives ”. La tendance est à la fois diagnostic et pronostic. Elle se présente comme un lien direct qui, associant les deux, les gomme l’un et l’autre. Pourtant, même devenues invisibles, les anciennes relations de signes restent actives. On trouve une tendance parce qu’on la cherche et on la cherche sur la base d’un ressenti de la société actuelle et/ou d’une “ envie d’aboutir ” à une certaine vision du futur.

Et la tendance amène, en plus, avec elle ses propres rapports de signifiants à signifiés. Elle s’argumente sur des données, donc sur des courbes associées à ces données. La courbe devient le signe de la tendance, ainsi qu’une chose en elle-même, à savoir un objet mathématique.

Pour diverses raisons, ce modèle mathématique amène souvent – et même de plus en plus fréquemment – à l’exponentielle, phénomène sur lequel s’est penché le mathématicien Benoit Rittaud (1). Ces réflexions l’ont amené au climatoscepticisme, voie dans laquelle on n’est pas tenu de le suivre, tout en considérant avec intérêt les éclaircissements mathématiques qu’il nous donne.

exponentielle

Gaston Bachelard l’avait écrit:

Le monde où l’on pense n’est pas le monde où l’on vit

… rejoingnant un des axiomes principaux énoncé par Korzybski:

La carte n’est pas le territoire.

… dont découle le suivant: “ le modèle mathématique n’est pas le phénomène ”.

Dans la vraie vie, on ne sait pas où l’on se trouve sur cette courbe à un moment donné (on se croit projeté vers le haut quand on est encore sur l’horizontale, ou inversement). Rien ne nous renseigne là-dessus. Le point sur lequel se positionne la tangente à 45° que l’on trouve sur les courbes exponentielles, point singulier s’il en est, ne correspond à rien dans la réalité. En l’occurence, la seule “ assise mathématique ” est celle de la progression géométrique, la courbe n’est qu’une représentation de celle-ci. Son profil doit beaucoup à l’échelle choisie pour le repère. La puissance évocatrice de cette courbe n’en est pas moins redoutable, même si sa relation au phénomène réel est complexe et ambigue.

La dynamique propre du signe s’impose ainsi de façon immédiate et prévaut sur le phénomène qu’elle serait supposée décrire.


 Un dialogue complexe de représentations


Réfléchir à la pensée du futur c’est être à la recherche de ce qui, en dehors même de l’incertitude du domaine, produit des erreurs de raisonnement. Il en est ainsi du “ bruit de fond ” que produisent les interactions multiples entre les différents niveaux de représentations et de significations associés au diagnostic, au pronostic et aux tendances.

Cette gravure de M.C Escher, intitulée “ 3 mondes ” peut servir de métaphore à ce jeu de signes faisant communiquer le passé, le présent et le futur dans la vision globale d’une prévision

3Mondes

La vision globale est ici celle d’une surface. On y distingue cependant, en transparence, un peu du monde aquatique, ainsi qu’un reflet du monde extérieur, alors que la surface de l’eau proprement dite est rendue concrète par les feuilles tombées… d’arbres, qu’on ne voit pas… sinon par leurs reflets… reflets qui occupent la surface avec davantage de présence que les éléments matériels. Trois mondes qui se superposent et qui s’interdisent mutuellement d’être parfaitement lisibles.


(1) cité par Benoit Rittaud – La peur exponentielle – puf – p 15


 

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