À quoi sert un robot champion d’échecs? À rien, sinon à incarner le progrès de l’IA, là où la création humoristique ne serait perçue que comme un gadget. Pourtant…
Pourtant, à l’inverse du premier, le second semble inaccessible à la machine. Ce paradoxe interroge la façon dont nous envisageons le progrès dans ce domaine.
l’humain comme référence
Le progrès consiste à pouvoir exprimer un “+” par rapport à une référence explicite. Pour ce faire, on admet généralement que l’intelligence artificielle ne peut se positionner que par rapport à celle de l’humain, considérée – à tort ou à raison – comme unique étalon disponible. Les perspectives de l’IA s’imposent alors d’elles-mêmes: “égaler l’humain puis le dépasser”.
Mais, pour que ce challenge ait un sens encore faut-il être capable de “décrire” ce que l’on veut imiter et “d’évaluer” ce que l’on espère dépasser. Ces étapes devraient être posées comme incontournables. Or, dans le domaine de l’intelligence … on ne sait pas faire… peut-être tout simplement d’ailleurs parce que c’est impossible.
L’évaluation des performances de l’IA ne va dès lors pouvoir s’opérer qu’à partir des différentes manières de… “contourner ces étapes incontournables”.
contourner l’incontournable
le syllogisme du robot champion d’échecs
Les champions d’échecs sont unanimement considérés comme des humains supérieurement intelligents. Si une machine les égale et surtout les dépasse, elle s’affirme alors comme plus intelligente que les humains.
Ce raisonnement serait presque recevable s’il ne nous fallait malheureusement admettre que cette intelligence supérieure du champion d’échecs n’en fait pas pour autant un grand philosophe, un grand diplomate… un grand humoriste.
Ce dernier point, entr’aperçu en introduction, nous renseigne en outre sur certains éléments d’idéologie assez actifs à ce niveau:
- La performance d’une IA est un sujet trop sérieux pour être mesuré à l’aune d’une plaisanterie.
- En outre, la qualité d’une plaisanterie est subjective, le vainqueur d’une partie d’échecs ne l’est pas.
- L’image de l’opération prévaut sur sa difficulté réelle, qui sur un plan théorique reste faible, le jeu d’échecs fonctionnant autour de règles très strictes et d’une combinatoire de coups, soit un cadre idéal pour la machine.
le syllogisme de la création
Les capacités les plus remarquables de l’humain se situent dans le registre de la création. Si le robot devient capable de créer, il se hisse, de fait, au plus haut niveau des capacités humaines.
Or, il en est désormais capable, y compris là où on l’attendait le moins, dans le domaine pictural. (voir «CRÉER: le robot face à l’ultime bastion de l’humain»).
Cette approche permet de préciser un mécanisme – déjà présent pour le champion d’échecs – et au bout du compte omniprésent dans la problématique de l’intelligence artificielle: toute subtilité accordée à l’humain est accessible à la machine, mais uniquement au travers d’une énorme puissance de traitement.
L’IA la plus évoluée, à savoir l’IA dite générative, ne fait finalement qu’élargir la notion de base de données, jadis constituées de chiffres et de mots, à des composants plus complexes tels que des textes rédigés ou des images. Dans les déclinaisons les plus récentes, ChatGPT ou ses équivalents, savent désormais dépasser ces catégories de données pour les entrecroiser. Pourtant, il ne s’agit toujours que de gestion de bases de données et… de puissance de calcul.
le test de Turing
La difficulté qu’ont longtemps eue les robots pour reconnaitre un chat a été considérée comme de l’histoire ancienne lorsqu’ils sont devenus capables de le faire. Or, le problème que cela soulevait demeure.
(*) Le paradoxe de Moravec indique que le raisonnement de haut niveau est beaucoup plus facile à reproduire et simuler par un programme informatique que les aptitudes sensorimotrices humaines.
Le principe du test de Turing, supposé capable de mesurer le niveau d’intelligence d’une IA, consiste pour elle à imiter la conversation humaine jusqu’à ce qu’il devienne impossible de les différencier… soit une façon différente de contourner l’incontournable évoqué plus haut. Ni description ni évaluation ne sont requises: la machine devient humaine parce qu’elle est reconnue comme telle par les humains. Devenue humaine elle est, par le fait, supposée “intelligente”.
Cependant, ce postulat aussi fait débat:
(*) Si l’objectif est de créer des machines qui soient plus intelligentes que les gens, ou différemment intelligentes, pourquoi insister pour que ces machines leur ressemblent? Ainsi, Stuart Russell et Peter Norvig affirment que «l’aéronautique ne se définit pas comme l’art de concevoir des artefacts qui imitent si exactement le vol des pigeons que les vrais pigeons en seraient trompés eux-mêmes.
Cette approche amène une question assez fondamentale concernant l’évaluation des capacités d’une intelligence artificielle. Doit-elle se fonder:
- sur des processus: “adopter une démarche de plus en plus intelligente”, c’est-à-dire de plus en plus humaine dans le cadre du référentiel adopté…
- … ou sur des finalités: “être capable d’atteindre des objectifs de plus en plus “élevés”… mais avec une “intelligence (?)” éventuellement d’un autre type ?
L’approche par les finalités va probablement finir par s’imposer, bien qu’il soit difficile de s’abstraire totalement des processus.
(*) Un être humain à qui on demanderait de ramener du café irait probablement à la cafetière la plus proche ou au café du coin. Une IA pourrait de son côté aller acheter une plantation de café au Costa Rica, identifier la personne la plus proche tenant une tasse de café avant de la lui arracher des mains, ramener du café froid ou encore une serviette en papier usagée ayant servi à essuyer du café.
Tous les aléas, toutes les alternatives et données d’environnement imaginables couramment gérés “au fil de l’eau” par l’humain, devront faire l’objet d’une prévision et d’une programmation pour que la machine réponde convenablement. Soit un jeu d’échecs… mais sans les règles.
remplacer l’humain
Une autre façon de court-circuiter “l’incontournable” consiste en une approche pragmatique: une machine capable de remplacer l’humain – notamment dans son activité professionnelle – sera considérée comme lui étant égale, voire supérieure.
Là se dresse un nouveau paradoxe. Dépasser l’humain, c’est ce que font toutes les machines – c’est d’ailleurs leur raison d’être – mais cela n’a longtemps concerné que les capacités physiques. Il s’agirait dans ce cas pour le robot de prendre en charge une dimension d’intelligence dans les actions à accomplir… ce qui est désormais effectif.
C’est donc acté, les progrès de l’intelligence artificielle vont progressivement faire disparaitre des emplois… beaucoup d’emplois. Mais il s’agirait paradoxalement des emplois reconnus comme les moins intelligents, alors qu’une intelligence supérieure devrait avoir pour fonction évidente de remplacer ceux qui en demandent le plus… comme les managers… d’autant que, techniquement parlant, il est plus simple de remplacer un PDG qu’une aide-soignante (voire ci-dessus le paradoxe de Moravec). De plus, l’exercice du management s’inscrit tout à fait dans la logique du jeu d’échecs et çà, la machine sait le faire… c’est avéré depuis 1997 et la victoire de Deep Blue sur le champion du monde Gary Kasparov.
Les progrès de l’intelligence artificielle vont-ils faire perdre leurs emplois à nos dirigeants ?
retour sur une conclusion provisoire antérieure
Les futurs pouvoirs, quels qu’ils soient, auront besoin de l’incarner, d’une façon ou d’une autre. Car faire admettre son propre référentiel de progrès, c’est justifier les fins, les moyens, les firmes, les personnes et les effets tant positifs que négatifs, qui lui sont liés. En ce sens, l’idée de progrès est un indispensable outil de pouvoir, dont seules les religions semblent en mesure de se passer.
Laisser un commentaire