La question posée ici, en matière d’amélioration génétique de l’humain, n’est pas de déterminer ce qui est juste ou faux, moral ou immoral, mais ce qui est majoritairement admis, admissible ou susceptible de le devenir, un rejet important de l’opinion étant de nature à empêcher, dans une certaine mesure, le développement de ce domaine. À cette fin, posons quelques bases.
Passons rapidement sur le fondement moral de la controverse, clairement résumée ici (1)
On peut envisager le clonage et les altérations génétiques héréditaires comme une forme unique de crimes contre l’Humanité
À l’opposé
L’amélioration biotechnologique de la nature humaine ne devrait pas seulement être permise, mais devrait être une obligation morale.
La controverse s’appuie sur une base commune comportant:
- L’idée de perfectibilité de l’humain assez nouvelle sous sa forme actuelle (le thème est développé ici dans sa dimension historique et philosophique)
- La croyance implicite en la primauté de l’inné sur l’acquis
- La foi dans le progrès, puisque chaque point de vue admet implicitement la faisabilité technique de la chose… pourtant loin d’être acquise dans les domaines clés du débat.
le contexte idéologique de l’amélioration génétique
L’enseignement d’une personne de valeur peut en influencer beaucoup. Ce qui a été bien appris par une génération peut alors être transmis à cent générations.
Si cette citation d’un maitre des arts martiaux reflétait l’idéologie dominante, la question de l’amélioration des individus ne se poserait pas… ou peu. Seule la recherche médicale justifierait la modification génétique. Mais celle-ci prend une tout autre dimension avec la progression de l’individualisme et de l’idéologie de la performance.
l’inné et l’acquis
Valoriser l’inné implique “ mécaniquement ” la dévalorisation de l’acquis, c’est à dire du rôle de l’environnement – d’une part – de la transmission des savoirs sous toutes ses formes – d’autre part- . Les aptitudes innées deviennent identifiables chez les individus les plus jeunes. (lien)
La Silicon Valley recrute désormais au lycée …
Ce qui se justifie immédiatement par de solides références
… Bill Gates avait abandonné Harvard en 1975 pour fonder Microsoft. Trente ans plus tard, Mark Zuckerberg avait fait de même pour se consacrer à Facebook. Steve Jobs (Apple), Elon Musk (Tesla), Evan Spiegel (Snapchat) ou encore Larry Ellison (Oracle) figurent sur cette liste. Autre exemple plus récent: Palmer Luckey, le fondateur d’Oculus, que Facebook vient de racheter pour 2 milliards de dollars.
On ne saurait mieux dire que le don est déterminant et que l’enseignement est fait… pour les moins doués. Cette idéologie émerge d’autant plus vite que l’école apparait comme en voie de disqualification accélérée(voir: “ L’enseignement et la “vitesse normale” de l’évolution sociale ”).
En économie, le don est ce qui justifie l’évaluation “ hors cadre ”, celle du manager, de l’artiste, du mannequin, du footballeur… L’exceptionnel et le “ génie ” n’ont pas de prix, ce qui signifie qu’ils en ont un, mais très élevé, alors qu’ils ne sont pas considérés comme pouvant être le produit d’un enseignement. Le glissement vers l’élitisme amène de l’idéologie du “ ce qu’on ne sait pas faire, on peut l’apprendre ”, à celle du “ ce qui s’apprend, tout le monde peut l’apprendre”. La boucle est bouclée lorsqu’il est posé que la capacité à apprendre… relève de l’inné (lien)
l’essentiel de l’anatomie fonctionnelle de « l’ordinateur » du cerveau et certains traits fondamentaux du comportement des animaux supérieurs, en particulier l’aptitude à l’apprentissage, sont très largement sous contrôle génétique
Au bout de ce raisonnement, l’inné règne. Et il se trouve que son règne s’installe alors qu’il devient techniquement possible de le modifier.
Cette approche de l’amélioration de l’humain est cependant attachée à l’idée de performance telle qu’on la pense dans l’entreprise. Elle influence l’individu par ce canal. Comment l’amélioration s’envisage-t-elle, en sens inverse, à partir de l’individu ? Celui-ci admet-il le fait d’être modifié? Une ébauche de réponse dans cet exemple :
Pas moins de 34% des Français sont prêts à avoir recours à la chirurgie esthétique …Dans le détail, 41% des femmes se disent prêtes à franchir le pas, contre 27% des hommes.
Certes:
- il s’agit de chirurgie et pas de génétique, mais les transformations en cause n’en sont pas moins définitives
- cette pratique est davantage tolérée qu’authentiquement légitime, sauf quand elle s’applique à des accidentés ou des malformations
Ce dernier point est important, car il nous donne une assez bonne approche de la perception actuelle de la légitimité dans le domaine de la modification de l’humain
les légitimités croisées de la médecine et de l’idée de justice
La légitimité semble acquise à toutes les transformations qui visent la rectification d’un déficit par rapport à la norme: prothèses pour les handicapés, greffes, implants…etc. La normalité apparait comme un droit. La rectification d’un déficit par rapport à cette normalité est perçue comme la réparation d’une injustice. La légitimité est encore plus solide quand elle s’articule à la sphère médicale (vaccination, chirurgie…).
Mais tout se complique dans ce flou qui entoure les idées de normalité et de soins médicaux. Le dopage n’est le plus souvent qu’un médicament donné à des bien portants. Jusqu’aux nouvelles générations de prothèses qui s’inscrivent dans cette indétermination. Le cas d’Oscar Pistorius , célèbre champion d’athlétisme n’est pas unique (lien)
Amputée de ses deux jambes lorsqu’elle avait un an, l’actrice, mannequin et athlète paralympique Aimee Mullins doit sa locomotion a des jambes artificielles. Elle affirme qu’en ce qui la concerne, « il ne s’agit plus d’un handicap, mais d’une augmentation ».
Les notions de déficit, d’augmentation et de normalité apparaissent ainsi extrêmement élastiques et elles transfèrent cette indétermination aux légitimités qu’elles véhiculent.
Dans le même ordre d’idée, de nombreux chercheurs, dont Peter Conrad, évoquent ainsi la tendance contemporaine à la médicalisation de la sous-performance. On évoquera à ce propos la hausse continue depuis le début du siècle de la prescription de Ritalin, qui montre la légitimité ascendante de “ l’amélioration de l’enfant ”.
programmer l’enfant
Ce qu’il y a cependant de spécifique dans l’idée de la modification génétique, c’est la possibilité d’un choix, voire d’une authentique programmation. Ainsi, est-il, ou sera-t-il, socialement acceptable de définir les caractéristiques d’un futur enfant?
En fait, cette possibilité existe déjà, au moins sur le papier. On peut déjà beaucoup choisir dans une banque de sperme. Les utilisateurs y sont même officiellement invités. Voici un exemple d’offre dans ce domaine (lien). On y constate que le donneur peut être choisi aussi bien sur des critères “ classiques ” … qui rappellent tout de même un peu des moments douloureux de l’Histoire
que sur des critères beaucoup plus détaillés
Les donneurs de sperme enregistrés sous un profil détaillé sont présentés sous un faux nom. Les profils détaillés comprennent 8 à 10 pages d’informations personnelles sur l’origine du donneur de sperme, sa formation, l’origine de sa famille, ses centres d’intérêt, ses loisirs, etc. Les informations supplémentaires suivantes peuvent également être fournies : les impressions du personnel, des photos d’enfance du donneur, un message manuscrit, un enregistrement de la voix du donneur, son quotient émotionnel, etc.
On le voit, beaucoup de choses redoutées dans les perspectives de la génétique correspondent déjà à des pratiques au moins tolérées.
Il faut cependant noter en marge de ce principe, une conséquence fréquemment oubliée. Un choix détaillé, s’il s’avérait possible, engagerait les parents dans les options qu’ils auraient retenues pour leurs enfants comme dans celles qu’ils auraient écartées alors qu’elles étaient possibles. L’enfant pourrait leur reprocher plus tard ce qu’il est… comme ce qu’il n’est pas: une révolution dans le domaine de la responsabilité parentale. Et que se passe-t-il aujourd’hui quand un choix complexe implique un niveau de responsabilité élevé ? Presque toujours un repli sur les options les mieux admises, les plus “ défendables ”… qui sont à peu près les mêmes pour tout le monde, puisque cette conformité est en elle-même un argument majeur.
Ainsi est vendue la conformité à partir d’un idéal de… choix.
vers la banalisation: prix et simplicité
On se pose moins la question du risque et de la légitimité pour une technique devenue d’un usage courant et d’un prix réduit. Par là, celle-ci se dédramatise (voir le vaccin ou le médicament). Quelles sont les tendances dans le domaine de la génétique. voir “ Big Brother: l’écran de fumée qui cache un autre futur ” et notamment
Pour décrypter un génome, il fallait investir une centaine de millions de dollars au début des années 2000 et autour de 10.000 dollars au début de la décennie. C’est-à-dire que le coût aura été divisé par 100.000 en quatorze ans. Des perspectives à 1000$ paraissent plausibles à relativement court terme.
Mieux (même source):
La société californienne 23andMe …/… s’est vue interdire, depuis le 22 novembre 2013 par la puissante agence américaine FDA (Food and Drug Administration), de faire la publicité du test salivaire qu’elle vendait sur son site Internet pour 99 dollars et du service personnalisé qui en découlait. En lisant une infime fraction du génome d’un individu, 23andMe se proposait d’indiquer à ses clients leurs risques vis-à-vis de 254 maladies, comme le diabète, des maladies coronariennes ou le cancer du sein.
Et pour ce qui concerne la modification de l’ADN (2)
Il fallait des mois, voire des années. Avec le mécanisme bactérien CRISPR-Cas9, ce délai se trouve raccourci à quelques semaines. Pour la première fois, un accès direct, facile et précis à l’ADN contenu dans les cellules vivantes devient possible à un grand nombre de laboratoires.
On n’en est pas encore au cachet d’aspirine, mais les choses évoluent tout de même très rapidement.
légitimité, influences et enjeux
Nous n’aurons sans doute jamais l’occasion de rencontrer les créatures de savants fous telles qu’on se les imagine.
Leurs équivalents seront microscopiques et de ce fait n’influenceront pas les idées du plus grand nombre.
Les acteurs économiques les plus intéressés à l’envol de ce secteur s’appuient sur les lobbys actuellement les plus actifs dans la “ persuasion ” des hommes politiques, au premier rang desquels on trouve les laboratoires pharmaceutiques (lien)
La génétique permet, dans l’idée, de déplacer toute la médecine vers le préventif. C’est une généralisation de la problématique du vaccin. En terme de marché, on change d’échelle: on ne traite plus les malades, mais:
• tous ceux qui pourraient l’être
• … c’est-à-dire tout le monde
• … et peut-être même dès la naissance
• … afin que rien ne se perde
Entre le préventif et l’amélioration des performances, l’industrie pharmaceutique a de quoi faire plaisir à la Bourse pendant encore pas mal de temps. Et comme la légitimité de la Bourse ne semble plus être contestée par personne…
(1) l’amélioration humaine: trois usages, trois enjeux – Simone Bateman & Jean Gayon
(2) Pour la Science ” N°456 – p-24
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