le journalisme peut-il “ne pas” disparaitre?

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Le journalisme est dit “en crise”. Ce mot, qui évoque une situation temporaire, est-il celui qui convient pour approcher son futur?

Sous la forme “noble” qu’on lui connait, le journalisme est assez récent (entre 100 et 150 ans) (1). Auparavant, on vivait sans lui.
À l’époque de son essor, le journalisme répondait, seul, à un besoin d’information. Des progrès techniques et logistiques amélioraient régulièrement sa diffusion. Tous les vents soufflaient pour lui dans la bonne direction. Il n’est plus seul aujourd’hui à répondre à un besoin d’information, tandis que les vents du progrès technique ont tourné en sa défaveur.
Tous les secteurs d’information, en dehors d’Internet, perdent de l’audience
Ce constat  date d’il y a déjà 20 ans.

le paradoxe de l’information


Les théoriciens du domaine s’entendent au moins sur un point: la valeur d’une information est fonction de son improbabilité. Un événement certain comme “Le soleil se lèvera demain” ne contient aucune information… le contraire en serait une de grande valeur.
L’information suppose également la présence d’un récepteur pour lequel elle fait sens. Cette dernière exigence implique que l’information n’existe que dans la mesure où elle est acceptée.
Elle se doit donc d’être à la fois improbable et acceptée.

En théorie, elle perdrait toute valeur en étant trop prévisible, elle serait rejetée si elle était trop improbable …

… “en théorie”.

le déclin d’une exclusivité


(*) Demain comme aujourd’hui et comme hier, écriture et lecture continueront à exiger un temps dédié là où le parler n’en exigera pas.
On peut “écouter” en faisant autre chose, alors que quand on lit on ne peut rien faire d’autre. Ce principe a introduit un premier principe de déconnexion entre l’information et son destinataire. Sous des dehors d’amélioration (temps réel, recours à l’image), la transmission de l’information par la radio puis par la télévision a mis un terme à une forme d’exclusivité propre à l’écrit.
Lorsque la lecture s’effectue sur support numérique, un texte d’information est confronté en permanence à la concurrence de multiples sollicitations généralement plus adaptées au temps réel que l’activité journalistique.

la question des attitudes


Une information est acceptée dans la mesure où elle peut s’inscrire, à un certain niveau, dans des croyances préétablies qui définissent ce qu’à un moment donné on tient pour vrai. Au sein de la population, ces croyances sont cristallisées en attitudes qui sont des prédispositions mentales à évaluer positivement ou négativement. Une attitude forte est facilement accessible: le temps mis par un objet pour provoquer une évaluation favorable ou défavorable est particulièrement court.
La suraccumulation d’informations tend à renforcer les attitudes, seule possibilité de traitement suffisamment rapide dont dispose l’individu. Le corolaire de ce phénomène: il est de moins en moins possible, sauf à la marge, d’influencer par l’information. Toute controverse liée à une information, quelle qu’elle soit, s’inscrit désormais dans un débat connu et formaté.
Toute attitude se trouve ainsi, de fait, consolidée par les confirmations continues que ses filtres d’acceptabilité laissent passer… ce qui renforce la radicalisation et l’intolérance.
Le travail du journaliste consisterait probablement à préciser, à nuancer, à détromper à interpeler ces attitudes, alors que les intérêts économiques de qui l’emploie l’engageront au contraire à s’y inscrire. Le journaliste d’aujourd’hui ne peut espérer travailler qu’à l’intérieur de l’attitude choisie par son employeur comme “segment” – au sens marketing du terme -.
Là où l’on continue à vouloir considérer l’information comme un signal suivi d’une interprétation, l’omniprésence des attitudes inverse le processus. Les attitudes “préinterprètent” les informations avant même qu’elles soient révélées. Elles ne sont prises en compte que dans le cadre de ces préinterprétations. L’information n’est plus “porteuse de sens”: celui-ci préexiste.
Il en découle que la prégnance des attitudes tend à ne rendre acceptables que les informations… prévisibles pour qui les reçoit… soit le contraire de ce qu’elles devraient être… par définition.
L’acceptabilité de l’information, en ce qu’elle est liée à la rapidité de son traitement, se fonde donc sur les prédispositions mentales, mais également sur la brièveté et la simplicité des messages: le message court convient aussi bien aux hyperactifs qu’aux paresseux.
Reste une demande résiduelle d’improbable… celui qui, seul, peut alimenter les conversations au quotidien.

de l’improbabilité de l’information


La mondialisation de l’information fait reculer l’improbable qui se trouve suralimenté.

Et puis bien sûr il y a les fake news par lesquelles il est beaucoup plus facile de produire de l’improbable. Elles apparaissent en outre tout autant comme une conséquence des exigences ci-dessus que comme un “phénomène source”:
(*) Il existe un aspect extrêmement important et rarement discuté du problème de la désinformation : la forte demande des consommateurs pour celle-ci. L’essor des réseaux sociaux et le déclin parallèle du journalisme traditionnel nous ont permis de créer ce que la chercheuse Renee DiResta, appelle des réalités sur mesure »: des versions personnalisées de la vérité qui «reflètent ce que nous voulons déjà croire». Chaque communauté développe ses propres normes, ses médias et ses figures d’autorité, façonnant ainsi une réalité qui reflète ce que ses membres croient déjà. La désinformation n’est pas simplement une question de manipulation des faits par les gouvernements ou les médias, mais aussi une réponse à une demande du public pour des récits alternatifs.
Le faux intentionnel est ainsi omniprésent. Mais le serait-il moins que l’on n’obtiendrait pas pour autant un triomphe du vrai. «Le revers de la vérité a cent mille figures et un champ indéfini» écrivait Montaigne nous rappelant que le faux n’est qu’un contraire très approximatif du vrai.
Le menteur administre souvent la preuve qu’entre le vrai et le faux s’étend le vaste domaine du ni vrai ni faux ou, si l’on préfère, de ce qui échappe tant au jugement de vérité qu’au jugement de fausseté. Ce principe fut théorisé mathématiquement par Lotfi Zadeh en 1965 sous le concept de “logique floue”.
Cette problématique a été développée dans un précédent billet: “le futur du faux”.

le temps de cerveau disponible


(*) « Messieurs, faites chiant », lançait en 1944 Hubert Beuve-Méry, le fondateur du Monde, à ses journalistes pour dire à quel point il souhaitait des informations sourcées, vérifiées, documentées, afin que le lecteur puisse se forger son opinion sur un sujet.
Le chiant a-t-il encore un public?
Le chiant a-t-il encore un avenir?

en guise de conclusion provisoire


Dans le Monde Diplomatique, Ignatio Ramonet écrivait il y a déjà 20 ans:
Dans nos sociétés surmédiatisées, nous vivons paradoxalement en état d’insécurité informationnelle. L’information prolifère, mais avec une garantie de fiabilité nulle.
Il est douteux que les choses se soient améliorées depuis… moins encore que cela advienne dans le futur:
(*) Les enfants de 7 à 9 ans sont de plus en plus nombreux à consulter les réseaux sociaux


– 1881: loi affirmant et protégeant le principe de la liberté de la presse
– 1896: Le Petit Parisien publie le premier article journalistique qui relate un événement d’actualité : « la bataille des confettis ».
– 1918 : rédaction de la première charte des devoirs des journalistes

(*) «Le journalisme de reportage et de découvertes apparaît à la fin du XIXe siècle», ainsi que les deux “icônes” du journalisme d’investigation: Joseph Pulitzer – (1847 – 1911) aux États-Unis, Albert Londres (1884 – 1932) en France.


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