On consomme de l’opium depuis 10000 ans (*), depuis au moins 5000 ans de l’ergot du seigle (base du LSD) et de l’Ephedra (base de l’éphédrine, benzédrine et méthylamphétamine), depuis plus de 3000 ans du peyotl et son principal composant hallucinogène la mescaline. Pourtant, si l’on se réfère aux sources les plus compétentes du moment, comme celles de Ciudad Juarez, une des capitales mondiales du trafic de drogue, le marché évolue:
La presse de Ciudad Juarez à Chihuahua indique qu’il y a une augmentation de l’utilisation des drogues synthétiques, qu’elles remplacent les drogues traditionnelles comme la marijuana, la cocaïne et l’héroïne.
Pourquoi cette évolution? Pour le moment, à cause de l’émergence de drogues plus puissantes et moins chères. La problématique est cependant beaucoup plus vaste et doit être vue comme telle si l’on veut tenter d’approcher son futur.
l’approche par les technologies
un processus historique
(*) Dès le début du XIXè siècle, les progrès de la chimie organique ont visé à l’exploitation optimale des vertus thérapeutiques des plantes. L’extraction de la plupart des alcaloïdes connus date de cette époque.
Le monde médical aura dès lors à sa disposition des substances aux propriétés se prêtant à des manipulations plus précises et à des appréciations plus rigoureuses sur le plan des effets.
(*) Sur le plan des substances utilisées vont apparaitre successivement: les plantes – leurs extraits – les produits de la chimie minérale – de la chimie organique (extraction d’alcaloïdes) – des molécules semi-synthétiques – puis synthétiques.
La dernière étape de ce processus nous est précisée par l’examen d’un secteur particulier de la consommation de drogue, celui du dopage, où l’on identifie trois phases “technologiques” (*):
- consommation de molécules exogènes de type “pharmaceutiques”, celles que le corps ne fabrique pas.
- consommation de molécules endogènes, que le corps fabrique, mais dont la production peut être stimulée comme la testostérone ou l’EPO
- manipulations génétiques
En découlent, aujourd’hui, de multiples méthodes et des centaines de produits dopants aux effets très ciblés (*)… ainsi qu’un nombre croissant de psychotropes issus des NPS (*):
Le nombre de Nouveaux Produits de Synthèse, substances reproduisant les effets de produits illicites, reste élevé malgré un recul en 2015. L’OFDT en compte plus de 450 en Europe.
l’envolée des neurosciences: vers “l’homme nouveau”
Le dopage vise plus particulièrement l’augmentation des capacités physiques, les psychotropes plutôt la stimulation des sensations. Or, dotées de nouveaux outils théoriques et d’observation, alimentées par les recherches en intelligence artificielle, les neurosciences connaissent un essor spectaculaire. D’où une identification de plus en plus précise des multiples mécanismes qui permettraient “d’augmenter” l’ensemble des capacités de l’humain et d’envisager la naissance d’un “homme nouveau” (*):
Cet Homme nouveau sera plus sensible avec, pourquoi pas, de nouveaux organes permettant de nouveaux sens, il disposera d’une mémoire accrue, d’une intelligence supérieure …
Bien que très incertaines, ces perspectives n’en influencent pas moins les recherches dans ce domaine.
premier futur à dimension technologique: premier paradoxe
Hypothèse très probable, à l’instar de la médecine et du dopage, le “progrès” dans le domaine des psychotropes opérera à partir de molécules de synthèse, dont une part significative aura des finalités très ciblées. On prendra l’exemple du 3-MMC (3-méthylméthcathinone pour les intimes) consommé notamment dans les soirées dites “chemsex” (présentées comme plutôt prisées dans le milieu gay). Un utilisateur résume parfaitement le propos, tout en introduisant le dernier volet de cette analyse qui sera consacré au phénomène de l’addiction:
Quand tu as connu du sexe aussi hallucinant, c’est très très dur de repasser à la normale. C’est fade, presque chiant.
Quant à l’idée d’homme nouveau, elle se nourrit de toutes les capacités sensorielles qui nous font défaut, bien que plausibles, puisque présentes chez les animaux: vision de nuit, odorat, perception des ultrasons, écholocation, sens électrique, communication chimique par phéromones… etc… autant de sensations susceptibles d’être augmentées par la drogue.
Ainsi, après avoir longtemps poursuivi l’objectif rigoureusement inverse, le progrès technologique s’ingénierait désormais à rapprocher l’homme de l’animal qu’il fut… ou qu’il aurait pu être.
l’approche par l’idéologie
Une question s’impose néanmoins: comment une société peut-elle admettre – à la fois – la promotion de l’homme augmenté et la condamnation du dopage?
Entre ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas, on aimerait voir se dessiner une limite claire qui, pour l’instant, reste très peu lisible.
(*) La terminologie en la matière est depuis longtemps très ambigüe. Ainsi “drogue” ou le “pharmakon” grec désignent tous deux médicament ou poison, ce qui tue ou ce qui guérit.
On trouve là une première clé: la prescription médicale. Or, le dopage institutionnalisé (voir l’affaire Festina) s’est toujours opéré sous l’autorité d’un médecin. Brebis galeuse d’un troupeau de moutons blancs? – Sans doute. Voyons alors plus loin avec le procès en cours intenté notamment au laboratoire pharmaceutique américain Purdue Pharma :
Des pièces à conviction s’empilent depuis plusieurs années maintenant sur le bureau des juges américains à la suite de milliers de plaintes déposées contre les fabricants d’antidouleurs à base d’opiacés, accusés d’avoir rendu « accrocs » des millions de patients. Les chiffres sont vertigineux : entre 2006 et 2014, au pic du succès de ces molécules, les pharmaciens ont délivré 100 milliards de comprimés d’oxycodone et d’hydrocodone, les deux principales molécules incriminées. Depuis 1999, plus de 200 000 décès par overdose leur sont attribuables aux États-Unis, selon les Centers for Disease Control (CDC).
Car drogue et médicament ont un autre point commun: il se gagne beaucoup d’argent avec l’un comme avec l’autre. L’hypocrisie entourant le phénomène doit beaucoup à cet aspect des choses.
Pour aller au plus général, il faudrait poser que la “drogue” est systématiquement à proscrire quand on la prend… alors qu’on n’est pas malade. Mais dans ce cas, comment positionner la médecine préventive et plus encore la médecine prédictive.
Nous l’avons vu («le concept de légitimité: une clé pour l’approche du futur»), la légitimité dans une société est quelque chose d’extrêmement fluctuant. Elle définit des frontières instables et souvent provisoires. Or beaucoup sont à l’oeuvre dans la problématique de la drogue.
Et c’est le jeu mouvant de l’ensemble de ces frontières qui dessinent les légitimités du moment. Pour toutes ces raisons, l’approche du futur par cette voie promet d’être très délicate. Un concept vient heureusement à notre secours face à cette difficulté: il s’agit de l’addiction. L’illégitimité fondamentale de la drogue passe par elle.
le futur de l’addiction: vers d’autres paradoxes
En fait, l’addiction est posée comme implicite dans la consommation de stupéfiants. Mais les neurosciences ont beaucoup avancé dans ce domaine “aussi”. L’addiction est de mieux en mieux connue (*). Elle est associée au “circuit de la récompense” lié à l’émission et la diffusion dans le corps de la dopamine, auxquelles participent également des facteurs génétiques (autre science en plein essor).
Les effets psychologiques varient selon le type de drogue, mais il existe des effets communs à toutes les substances addictives…/… L’addiction n’est pas une fatalité, c’est une maladie.
Nouveau paradoxe: il devient ainsi tout à fait imaginable que cette “maladie de l’addiction” puisse elle-même être guérie… comme la plupart des maladies… par la prise de drogues.
Dernier paradoxe: l’addiction une fois vaincue, sur quels arguments pourrait se fonder l’interdiction des stupéfiants? C’est un monde de sur-stimulations sensorielles qui pourrait s’ouvrir aux utilisateurs de psychotropes, ciblés sur les émotions et les cinq sens actuels auxquels s’ajouteraient ceux de “l’homme nouveau”. La crainte de l’addiction pourrait bien apparaitre comme l’ultime rempart face à une immersion de grande ampleur dans des mondes virtuels qui ne devraient rien à l’électronique… ce qui pourrait constituer finalement une bonne raison… pour ne pas la soigner.
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