pourquoi les futurologues ont-ils besoin du totalitarisme?

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les atouts médiatiques du totalitarisme en futurologie

 

Un futur totalitaire se communique comme un événement brut, relatif à une réalité simple, voire simpliste. Le devenir d’une société s’y présente en quelques mots. De tous les futurs, il est celui qui s’exprime et se comprend le plus facilement, alors que la complexité et l’incertitude se conçoivent, se transmettent et se vendent beaucoup plus mal.

 

le totalitarisme travaille dans l’émotionnel

 

La prévision totalitaire étonne. Elle étonne d’autant plus qu’elle peut s’exprimer en quelques mots, comme un message faible, ce qui tend à en augmenter encore l’impact: “Dans moins d’un siècle, nous serons les esclaves des robots“. Une “révélation“ dans un “message court“: l’essence même de l’information.

Les psychologues le savent: on croit davantage à ce qui fait peur. L’enfer est plus photogénique que le paradis. Le futur totalitaire est remarquable, attractif, séduisant. Il a la beauté du diable. Il est reçu comme les histoires de sorcières par les enfants qui, tout en leur faisant peur, les rassurent et leur font paraître encore plus doux l’ours en peluche qui dort à leur côté.

Cette capacité émotionnelle de la prévision totalitaire ne manque pas d’être exploitée, le cas échéant, de façon stratégique, car faire peur enclenche un processus :

Plus vous avez peur des araignées, plus elles vous paraissent grosses!

(psychologie.psyblogs) Nous allons y revenir.

 

le totalitarisme comme représentation de l’essentiel

 

Prédire un futur totalitaire c’est attester qu’on ne travaille pas dans l’accessoire, mais dans le primordial, qu’on a mis en lumière le principe qui va écraser tous les autres. La question de la crédibilité d’autres prévisions, mêmes argumentées, même plausibles, n’a dès lors plus lieu d’être. Seraient-elles avérées qu’elles n’en seraient pas moins mineures.
Tout en formulant sa réponse, la prédiction totalitaire impose aussi sa problématique: si nous sommes appelés à vivre sans ressources dans un désert aride, nous n’avons plus que faire de l’avenir des robots. Se trouvent ainsi exclues, non seulement les autres images du futur, mais aussi les autres questions du présent.
Cette représentation exclusive, ainsi que son absence de doute et de nuance, rapproche la futurologie totalitaire d’une religion. Elle tend à faire de son mentor un prophète et de ses auditeurs des disciples, un échange gagnant-gagnant où les bénéfices de la notoriété pour le premier répondent au confort intellectuel de l’adhésion simple pour les seconds.

 

en futurologie, le totalitarisme est consensuel

 

la satisfaction du militant comme du non-militant

 

Pour ce qui touche aux rapports de la pensée à l’action, le caractère inéluctable du devenir commun satisfait tout le monde.
La prédiction totalitaire conforte le non-militant dans son non-militantisme, puisqu’il signifie que nous sommes les jouets de forces qui nous dépassent.
À l’inverse, le militant politique va y trouver le fondement de sa rhétorique pour le présent: «si nous ne nous mobilisons pas contre ceci, voilà ce qui va arriver». Pour le militant économique, le caractère indiscutable de ce futur permet de ramener l’action à une problématique simple: prendre de l’avance ou prendre du retard.

 

la satisfaction du cartésien comme de l’être sensible

 

S’il satisfait l’approche sensible en travaillant dans l’émotionnel (cf ci-dessus), le futur totalitaire parle également au cartésien. Il se présente toujours comme le résultat d’une relation de cause à effet issue généralement de la projection “jusqu’à la limite“ d’une tendance existante:

• nous consommons de plus en plus de ressources, il y en a de moins en moins, au final il n’y en aura plus du tout
• les robots deviennent de plus en plus intelligents, ils vont finir par l’être plus que nous, ils nous domineront.
• Facebook collecte nos données personnelles, il en collecte de plus en plus, il finira par tout connaître de nous.
• etc…

C’est simpliste, mais logique.

 

l’idée d’une société unitaire

 

La prédiction totalitaire est socialement unificatrice: elle véhicule l’idée que nous sommes tous dans le même bateau, que nous serons tous heureux de la même manière ou tous asservis de la même façon. Cette idée-là aussi est présente dans les religions. Cette idée-là aussi est en parfaite contradiction, tant avec notre vécu au quotidien qu’avec notre histoire proche ou lointaine. (voir «qui est le nous de nous serons?»).
La puissance de suggestion de ce type de prédiction lui permet de classer immédiatement comme hors sujet, toutes les analyses, toutes les expériences, tous les éléments de vécu qui accumuleraient les preuves du contraire, qui démontreraient que “nous NE sommes PAS tous dans le même bateau“.
Mais vouloir intégrer ces éléments ce serait faire de la politique…

 

La prédiction totalitaire est apolitique

 

Médiatiquement parlant, nous avons vu que l’évolution radicale se vend mieux. Or l’évolution radicale appliquée à une démocratie ne peut mener qu’à son contraire. Sauter ainsi les phases intermédiaires pour évoquer directement le stade final dispense de s’interroger sur les évolutions possibles et donc sur le contenu actuel de nos démocraties. Or c’est précisément cette question-là qui fonde la réflexion politique.
De plus, le futur totalitaire est généralement sans visage spécialement lorsque le vecteur de l’évolution est rattaché aux technosciences. Il génère une dictature qui ne s’articule en rien à l’économie. Son dictateur est une machine, un principe. Son dictateur c’est…  personne.

Le futur totalitaire apparaît donc apolitique, et l’apolitisme est consensuel.

 

la satisfaction d’un “égocentrisme collectif“

 

Notre présent contient les ferments actifs d’un type de société future comme personne n’en a jamais connu. Nous vivons une époque terrible, mais unique dans l’histoire de l’humanité.
C’est le privilège du futurologue que de pouvoir ainsi fusionner l’enfer et la démagogie. Rappelons cependant que ce mécanisme ne date pas d’hier:

Déjà, vers les temps de Sylla, on avait entendu, dans un ciel serein, une trompette d’un son si aigu et si lugubre que tout le monde en fut dans la frayeur. Les devins toscans consultés annoncèrent un nouvel âge qui changerait la face du monde

(Jules Michelet – histoire romaine)

La démagogie a toujours été consensuelle. C’est d’ailleurs à çà qu’elle sert.

 

Atout de communication, mais aussi simplificateur de démarche

 

le futur totalitaire: une mise en ordre… radicale

 

Vouloir décrire une société suppose de faire référence à un “état“ de cette société. Or, l’introduction de cette idée n’apparait envisageable que dans le totalitarisme. Cette notion n’a pas de sens en démocratie puisque, comme le précise Paul Ricoeur:

Est démocratique, une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêt

Décrire l’état d’une société en démocratie serait décrire l’état d’un ciel quand il n’est ni totalement bleu, ni totalement nuageux et qu’il y a du vent. Le ciel totalitaire, lui, est uniforme.
Seule la vision d’une société future organisée renvoie à l’idée d’une pensée organisée du futur, et c’est là que se combinent les exigences de contenus et de communication.
L’objet de la futurologie peut se définir comme la recherche d’une mise en ordre du champ des possibles. Cette mise en ordre n’apparaît complète qu’avec le totalitarisme. Les positions intermédiaires sont perçues comme des démarches non terminées.

le désordre c’est l’ordre moins le pouvoir

(Léo Ferré)

En futurologie, tant qu’un pouvoir ne s’est pas octroyé l’hégémonie totale, le désordre est perçu comme régnant toujours… au moins au niveau des idées.

Mais quiconque a déjà rangé sa chambre sait qu’il y a deux façons de mettre de l’ordre

• placer chaque chose dans des sous-ensembles logiques
• jeter beaucoup de choses et ranger approximativement le reste

La seconde est plus rapide.

 

le totalitarisme comme deuxième façon de mettre de l’ordre

 

Ainsi, pour obtenir un futur lisible et ordonné, tout se range beaucoup plus vite lorsque l’on peut:

• faire l’économie… de l’économie, sous ses différents aspects, qui gère la plus grande partie des possibles
• faire l’économie de l’évolution des légitimités qui gère la résistance sociale
• se dispenser de savoir «qui est le nous»
• appréhender le futur comme l’application simple d’une relation de cause à effet (cf métaphore du train)

Hannah Arendt associait le totalitarisme à la dissolution des structures sociales et, de fait, une fois débarrassé de ses structures sociales, il est certain que le futur d’une société s’appréhende beaucoup plus facilement.

Le futur totalitaire s’avère donc également consensuel… chez les futurologues.

 

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