L’approche par les réseaux nous montre que le futur n’est pas une page blanche vouée à être remplie par les heureux élus d’une pléthore apparente de possibles.
l’exemple du réseau de distribution d’eau potable
Au XVIIIème siècle, la mise à disposition d’une eau potable saine pour chaque logement n’était même pas un rêve de futurologue.
(*) Vers 1750, 2 000 porteurs d’eau à Paris formaient une corporation puissante. L’eau de la Seine fournissait alors à la capitale l’essentiel de sa consommation, une eau peu propre à l’alimentation humaine, cause de nombreuses épidémies.
Il faut dire que la réalisation d’un réseau d’eau potable supposait l’agrégation de multiples progrès techniques dans de multiples domaines dont la machine à vapeur pour la mise sous pression et la bactériologie pour le traitement chimique. La mise à disposition de l’eau potable pour tous les logements entreprise par le baron Haussmann et l’ingénieur Eugène Belgrand dans la deuxième moitié du XIXème siècle allait cependant s’étendre sur… plus d’un siècle
En 1930, seulement 23% des communes disposent d’un réseau de distribution d’eau potable à domicile.En 1945, 70% des communes rurales ne sont toujours pas desservies.Il faut attendre la fin des années 1980 pour que la quasi-totalité des Français bénéficie de l’eau courante à domicile.
Il va sans dire que les parties initiales du réseau ont exigé des mesures de maintenance bien avant que celui-ci ne soit en voie d’achèvement. Les carences en matière d’entretien amenant à la situation actuelle de la ville de Rome:
(*) Plus de 44 % de l’eau empruntant le réseau romain n’arrive pas à destination
Bien entendu, ce qui vaut pour l’eau, vaut pour tous les réseaux (voir le rapport sur l’état du réseau ferroviaire en France ou le rapport inquiétant sur les ouvrages d’art de notre réseau routier secondaire).
pensée du futur: comment le futur se perd-il dans les réseaux?
- Les réseaux correspondent à un investissement lourd dont l’objet est la mise à disposition pour le plus grand nombre d’un service parfois direct (eau, égouts), mais généralement associé à des produits pour lesquels ils constituent une condition de fonctionnement (appareils électriques, routes pour les automobiles, réseau hertzien…). N’en déplaise à Jacques Ellul et à ses disciples technophobes, les réseaux concrétisent la réalité d’une mise à disposition pour tous d’un progrès technique qui “«ne pose pas obligatoirement plus de problèmes qu’il n’en résout» (à moins de souhaiter revenir aux porteurs d’eau) .
- La non-prise en compte des durées, biais fondamental de la pensée du futur, s’y révèle clairement, qu’il s’agisse de celle de la mise en place ou de celle relative au vieillissement.
- Il en va de même pour l’approche de l’espace. Un réseau constitue un principe de distribution. La population n’est pas uniformément répartie et même de moins en moins avec l’essor ininterrompu de l’urbanisation. Ceci contrarie une mise à disposition globale… et non saturée.
- La logique d’un réseau est celle d’un service public offert au plus grand nombre. Or, la logique de l’économie capitaliste n’est pas celle d’un service public.
(*) D’une façon générale, les infrastructures collectives sont le point faible des États-Unis. Chemins de fer, réseau routier, enseignement, santé, service postal et distribution électrique sont négligés et le service public dans ce domaine ne se compare en rien à ce à quoi sont habitués les Européens. Cela tient largement à ce que lorsqu’elles relèvent du secteur public, ces infrastructures sont mal entretenues et ne bénéficient pas de la maintenance nécessaire faute des moyens financiers.
Les réseaux se sont accumulés dans les transports (routes, autoroutes, voies ferrées, tramways, métro…), l’énergie (électricité, gaz), les télécommunications ( téléphone, télévision, fibre, wifi, 4G … surveillance, satellites…). De plus en plus d’infrastructures sont créées qui demandent entretien, vérification, adaptation à des modalités d’usage variables. Le progrès enferme ainsi le futur dans un maillage de plus en plus serré de contraintes qui interfèrent et qui pèsent économiquement – bien sûr – mais également sur un plan fonctionnel. Les incompatibilités et perturbations mutuelles tendent à s’accumuler (incompatibilités inter-réseaux ou entre les usages relevant d’un même réseau). Les perturbations de la circulation routière par des travaux sur les réseaux souterrains en sont un exemple visible.
(*) Selon Inrix, en 2013, les Français ont gaspillé 17 milliards d’euros en carburant, en usure précoce des voitures, en heures perdues de travail, etc. dans les embouteillages. En 2030, ce gaspillage serait de 22 milliards d’euros (+ 31 %), avec un temps perdu annuel pour les automobilistes de 143 heures.(*)Pour le créateur des systèmes GPS, l’embouteillage sur les fréquences pourrait constituer un danger de vie ou de mort pour nos sociétés. D’autant que l’essor des drones ne devrait pas améliorer la situation.(*) Téléphonie mobile, militaire… À force d’exploiter les bandes de radiofréquences, le spectre hertzien arrive aujourd’hui totalement à saturation. Et il ne pourra plus répondre à la demande… très bientôt(*) Internet consomme aujourd’hui environ 2% de la production mondiale d’électricité. Ce chiffre double tous les quatre ans.
visions du futur: autour de la notion de “possible”
Un réseau s’appréhende de façon très particulière dans la pensée du futur dans la mesure où celle-ci ignore les durées. Ainsi, une fois sa faisabilité technique acquise, la pensée des possibles se déplace sur tout ce qu’il permet… “théoriquement”.
(*)1 milliard de lignes 5G seront exploitées à l’horizon 2023 dans le monde. 20% de la population sera couverte.
Combien de temps faudra-t-il pour que 100% de la population le soit? … Une question que plus personne n’estime nécessaire de se poser, d’une part parce qu’en économie capitaliste…on s’en fiche, et d’autre part parce que bien avant cela, on sera passé à la 6G … à la “7G”… à la “8G”. L’évolution du capitalisme amène le progrès à se limiter à des annonces et des “amorces de réalisation”, affectées aux zones les plus rentables, jamais complètement finalisées, peu prises en charge sur la durée. Notre futur est devenu un futur “d’instantanés”. Les possibles y sont “tronqués”.
L’approche par les réseaux montre que le futur n’est pas la page blanche qu’on se plait à y voir, mais une page surchargée, raturée, sur laquelle persiste une volonté d’écrire encore quelque chose.
Les possibles de demain pourraient ainsi se concrétiser au détriment de ceux d’hier, considérés à tort comme des acquis définitifs du progrès. On trouvera ici, appliqué aux centrales nucléaires, un exemple détaillé des mécanismes multiformes par lesquels opèrent les vieillissements du matériel et des structures qui sont supposées le prendre en charge.
En futurologie, la notion de “possible” se satisfait d’une réponse en “oui” ou “non”. Les problèmes liés à l’intégration effective dans les pratiques sociales, dans le temps et dans l’espace, n’y sont jamais pris en compte. Ignorés également les risques de sclérose du progrès provoquée par le poids croissant de l’existant.
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