la “mécanique” de l’innovation
Rapprochements, déductions, hypothèses, vérifications: le cheminement du progrès scientifique, si incertain et chaotique qu’il soit, laisse toujours derrière lui la décomposition de ses objets d’études. Au fil de l’Histoire, se sont trouvés ainsi indéfiniment décomposés les produits des décompositions antérieures. Ceci vaut pour la matière (matériaux, molécules, atomes… puis électrons, noyaux, protons, neutrons, fermions, quarks…), autant que pour le vivant dont l’exploration a amené, de proche en proche, jusqu’à la cellule, aux chromosomes, aux gènes … On a évoqué dans un billet récent la même mécanique appliquée aux domaines de l’alimentation. On la retrouverait partout. Chaque niveau de décomposition amène avec lui de nouveaux concepts que la recherche scientifique semble vouée à produire indéfiniment.
L’innovation technologique, de son côté, consiste à recombiner les principes révélés par la science autour de l’usage. Les innovations technologiques sont supposées “servir à quelque chose”. En cela, elles se valorisent pour l’essentiel dans le cadre d’une économie dominante, mais en marge de celle-ci, on en retrouvera toujours une partie qui sera dédiée à des outils spécialisés permettant à la science de procéder… à de nouvelles décompositions…
Prenons l’exemple du laser. Issu de longues recherches fondamentales constellées de prix de Nobel de physique, on le retrouve aujourd’hui dans les usages courants du consommateur comme du professionnel: CD, DVD, imprimantes, mesure de distance, lecture de codes barres, fibre optique, ophtalmologie, dermatologie, découpe de matériaux, armement… ainsi que dans de nouveaux outils scientifiques (fusion nucléaire, accélération laser-plasma …)
En fait, ce dialogue de décomposition-recomposition entre progrès des sciences et progrès des technologies ne fait que refléter le mécanisme même de l’activité humaine
Il est depuis longtemps acquis que l’activité humaine, tant pratique que cognitive, est de joindre et de séparer (*)
L’humain peut-il s’interdire d’améliorer sa connaissance? Si on admet que non, cela signifie qu’à partir de ce mouvement de décomposition permanent, la marche en avant vers la profusion est un fait irrémédiable de civilisation. Elle a pu être ralentie, temporairement interrompue ou accélérée par des données d’époque, elle aurait pu s’effectuer beaucoup plus lentement, mais elle n’aurait pas pu… ne pas se produire.
innovation: comment penser les limites du processus?
Si les premiers microscopes ont permis les premières avancées de la connaissance, on arrive aujourd’hui à un stade ou des appareillages extrêmement lourds sont nécessaires à l’exploration de toute nouvelle hypothèse scientifique, sans même que soient garantis des résultats tangibles. La moindre parcelle de connaissance supplémentaire devenant de plus en plus coûteuse et de plus en plus difficile à obtenir, le progrès technologique pourrait en conséquence s’en trouver ralenti et intégrer de moins en moins de principes nouveaux.
D’autre part, la profusion amène une difficulté croissante à évaluer ce que produisent les recherches. De ce point de vue, elle est autodestructrice. Exemple:
La revue Science a envoyé un article bidon à des centaines de publications scientifiques en libre accès, qui fleurissent désormais sur internet. Plus de la moitié, dûment pourvues d’un comité de lecture, ont pourtant accepté de publier l’article truffé d’erreurs criantes.
Face à l’avalanche des publications, les scientifiques eux-mêmes semblent aussi désarmés qu’un consommateur moyen face au choix d’un smartphone. Le réflexe de survie est le même pour tous, c’est le repli sur des croyances: confiance dans une marque pour les uns, dans une “école de pensée” pour les autres. La remise en cause profonde des croyances devient ainsi très complexe à envisager et très problématique à mettre en œuvre. Chacun s’installe dans le cocon douillet d’une pseudo-religion.
Or, historiquement, cette marche vers l’innovation n’a justement été interrompue que par la prise de pouvoir d’une religion et n’a repris que lors de la perte d’influence de celle-ci, car pour conserver leur monopole dans l’énoncé des causes, les religions se sont toujours employées à empêcher toute quête et toute diffusion de nouvelles connaissances (voir)
L’Encyclopédie fut deux fois interdite: en 1752, dès la parution du deuxième volume, puis en 1759 à la fois par le roi Louis XV et par le pape qui en proscrit la lecture sous peine d’excommunication
Il se pourrait que les religions “laïques” jouent un rôle similaire. Car il y a dans le devenir de toute idéologie, l’émergence de composantes “religieuses” ou qui se comportent comme telles. Pour le capitalisme, c’est la religion du profit immédiat dont le grand prêtre est la Bourse. De son côté, l’écologisme est “religieusement” technophobe. Or, comme l’a dit William James :
Notre vision du monde est formée par ce que nous décidons d’écouter
Dans tous les cas, la dérive religieuse, quelle que soit la forme qu’elle prenne, implique la dégradation des connaissances. De nos jours, elle sera sans doute difficile à identifier rapidement, car masquée par une débauche de publications qui pourra donner l’illusion du contraire. Nous sommes sans doute déjà entrés dans cette phase.
les données: vraie relance ou simple sursis ?
Sur la base de cette lecture de l’Histoire, tout porterait à prévoir, au minimum, un ralentissement très marqué de ce processus de décomposition-recomposition, moteur de l’innovation technologique. Ce qui en resterait ne suffirait peut-être pas à alimenter l’économie mondiale.
Les démarches scientifiques et technologiques traditionnelles semblent aujourd’hui débordées par le tsunami du traitement massif de données. Le progrès technologique a accouché d’outils le permettant, en conséquence de quoi plus rien de ce qui concerne la poursuite du progrès des connaissances ne semble pouvoir survivre sans lui.
D’où la question: le traitement massif de données, éventuellement revêtu de la casquette de l’intelligence artificielle, peut-il relancer la “machine à innover” qui semblerait en voie d’essoufflement?
Le processus précédent alimentait la génération de nouveaux produits et de services associés, potentiellement consommables par des millions d’individus. Soit un certain type d’économie, celui de la grande consommation. Ce processus nouveau, quant à lui, produirait des données “traitées”, qui pour l’essentiel intéressent les activités de production, de ventes ou de contrôle social, mais n’affectent ni très directement ni très profondément, les usages du consommateur lambda. La machine à innover pourrait continuer à fonctionner, mais principalement au bénéfice des usages professionnels.
Le théoricien de référence sur ces questions qu’était Joseph Schumpeter avait élargi le concept d’innovation au renouvellement des services et à celui des modèles d’organisation. On peut penser que le traitement massif de données va affecter surtout les organisations… radicalement, mais pas forcément sur la durée… et les services… un peu… et pas forcément dans le sens du mieux.
Dans un précédent billet (“probabilités, corrélations: quand la science ne sait plus”), nous étions arrivés à l’hypothèse qu’au-delà d’une “masse critique” plus on a de données… moins on sait. L’augmentation de la connaissance par les données pourrait donc avoir une limite rapide à atteindre dans de nombreux domaines, même avec nos outils actuels.
vers un redéploiement de l’innovation?
Le progrès technologique consiste en des recompositions, finalisées autour de l’usage, des composants et principes révélés par la science. Ainsi posé, cela implique qu’un autre “usage de référence” induirait un autre type d’innovations technologiques.
Cet “usage de référence” se raisonne dans le cadre d’une “économie de référence”: aujourd’hui la grande consommation “individuelle”. La relance de la “marche en avant” de l’innovation technologique passerait donc par un changement d’économie de référence. Mais quelle autre économie est susceptible de promettre sur la durée, des profits à leurs échelles, à des sociétés d’envergure internationale?
Le marché le plus colossal qui puisse s’imaginer aujourd’hui est celui de la réparation et de la maintenance de l’environnement, soit le passage de la grande consommation individuelle à celui de la grande consommation collective. Cette révolution pourrait faire de l’individu le grand oublié de l’économie du futur.
(*) Jean-Louis Le Moigne – L’intelligence de la complexité – in “Science et pratique de la complexité” – IDATE 1984 –
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