la notion de performance
Née aux États-Unis dans les années 1970, la vogue de l’évaluation des salariés a atteint l’Europe dans les années 1980, puis 1990 …/… Aujourd’hui, elle a gagné l’ensemble du monde du travail : selon une étude européenne de 2010, plus de 80 % des entreprises françaises la pratiquent. Elle est partout.
(source)
l’idée initiale
Issue du monde du sport, l’idée de performance apparaît chaque fois qu’un jugement de valeur peut être rapporté à une évaluation chiffrée univoque , c’est à dire: (source CNRTL)
• Qui est applicable à deux ou plusieurs êtres différents, avec un sens totalement semblable ou parfaitement identique
• Qui n’est susceptible que d’une seule interprétation
• Où un élément entraîne toujours le même corrélatif
En d’autres termes, la performance s’exprime par un chiffre, un chiffre simple, et renvoie à une évaluation objective, indépendante de l’observateur.
• une durée, une distance ou un score pour un sportif
• un coefficient de transmission thermique pour un matériau isolant
• un nombre de dossiers traités pour un agent administratif
Le caractère univoque de la performance suppose, explicitement les possibilités d’amélioration de comparaison et de classement, et implicitement:
• une approche très peu élaborée de la valeur appréciée, car comment traduire un jugement complexe en un seul chiffre?
• l’exclusion d’indicateurs obtenus par addition ou composition d’autres chiffres, car dans ce cas, des résultats équivalents appelleraient des interprétations multiples.
La performance rend donc très peu compte des notions plus subtiles de mérite ou de compétence.
• Le dopage augmente la performance du sportif… pas son mérite.
• La compétence, qui renvoie à la capacité de prise en charge d’une certaine complexité dans un domaine, n’est pas liée intimement à la performance en situation courante.
Tout ceci cantonne la performance à l’évaluation des tâches simples ou à la… mauvaise évaluation des tâches complexes.
l’a priori agrégatif
L’évaluation de la performance personnelle en entreprise ne prend un sens que si l’on admet que:
• la performance globale s’obtient par agrégation de performances individuelles
• en d’autres termes, que le groupe n’est pas différent de la somme de ses parties
• ce qui signifie que “l’entreprise n’est pas un système“ (voir ).
En effet, une performance individuelle, posée comme directement liée à celle des autres, ne pourrait plus être interprétée.
Prenons l’exemple du célèbre Alekseï Stakhanov qui, dans la nuit du 30 au 31 août 1935, “aurait“ extrait 102 tonnes de charbon en six heures.
Cette performance autonome peut être agrégée aux performances autonomes d’autres mineurs pour obtenir un tonnage extrait global qui s’améliore mécaniquement par l’augmentation des performances de chacun (d’où l’utilité de la propagande stakhanoviste).
Imaginons maintenant qu’il ne s’agit plus d’extraire, mais de transporter au dehors, par une chaine de porteurs: la performance individuelle d’un Stakhanov, bridée par le rythme collectif, devient alors impossible.
Prenons le second exemple d’une personne qui travaillerait trois fois un quart d’heure par jour, mais qui saurait empêcher les deux génies de la start-up de s’entretuer. Serait-elle inutile au regard de son faible temps de travail? Vaudrait-elle au contraire le prix d’un génie? … de deux?
les dimensions normatives
La performance suppose l’existence d’une base normative parfaitement définie pour l’expression des tâches à réaliser, son objectivité ne pouvant s’accommoder d’indéterminations sur la chose mesurée.
• Les vitesses de deux athlètes ne peuvent être comparées s’ils parcourent des distances différentes ou si l’un des deux porte une charge.
• Comment comparer deux performances consistant à résoudre, pour l’une, 10 problèmes simples et pour l’autre 1 seul problème complexe?
La seconde dimension normative concerne la production d’une performance de référence, celle par rapport à laquelle se mesurent le bon et l’insuffisant. L’accumulation d’évaluations chiffrées d’individus distincts, sur la même tâche standard, autorise les statistiques, donc les maxima, les minima et les moyennes.
Notons que ces exigences excluent la petite entreprise de cette problématique de la performance. L’appréciation du travail fourni ne peut y rester qu’intuitive… ce qui constitue peut-être son point fort.
outil de pouvoir et de mystification
Comme tout principe d’évaluation, posant un rapport asymétrique entre l’évaluateur et l’évalué, la performance est à la fois outil et manifestation concrète d’une domination.
En entreprise, elle est le concept autour duquel s’organise la mystification qui permet à des gens déjà très riches de faire travailler toujours davantage d’autres gens qui n’ont aucune chance de le devenir, même en étant très impliqués et très talentueux.
Ainsi, comme le souligne Xavier Baron à propos des entretiens d’évaluation (source)
Cet habillage est ainsi nécessaire au « simulacre » de l’objectivité ; c’est de la régulation du rapport de force. On est bien dans une économie de la justification sociale.
Cette dimension se doit d’être évoquée dans la mesure où, quel que soit son caractère inutile, inapproprié, voire contreproductif, l’évaluation de la performance perdurera comme outil et manifestation d’un pouvoir.
l’évolution des composants de la performance individuelle
La question de la performance individuelle va donc dépendre des propriétés et des évolutions prévisibles de ses différents composants, telles qu’elles viennent d’être évoquées.
• le futur des données chiffrées individuelles
• le futur de la relation entre l’individuel et le collectif
le présent et le futur des données chiffrées
Ces dernières décennies, les indicateurs ont évolué selon deux directions principales.
On peut formuler la première en retournant dans le domaine du sport.
Les performances des basketteurs ont longtemps été exprimées par le nombre de points marqués.
Cet indicateur est aujourd’hui décomposé en paniers normaux, paniers à 3 points (tir à distance) et lancers francs. Il s’est vu complété par les tirs ratés, par les passes décisives, mais aussi par des chiffres exprimant le nombre de balles perdues ou conquises: rebonds défensifs, offensifs et interceptions.
L’ancienne notion de performance est aujourd’hui remplacée par celle de “statistiques personnelles“.
La seconde évolution consiste à exprimer la performance en mode binaire.
Elle consiste à ne plus dire qu’un footballeur a marqué 19 buts dans la saison, mais que l’objectif était qu’il marque 20 buts et savoir si – OUI ou NON – il a été atteint. Cela s’apparente à un simple jeu sur les mots et, sans surprise, on constate l’absence de cette pratique dans le sport, alors qu’elle a fait l’objet d’un fort engouement en entreprise, et ce pour plusieurs raisons:
• sa fonction simplificatrice qui permet de répondre rapidement à la multitude de critères générée par l’évolution vers les “statistiques personnelles“
• sa fonction mystificatrice qui, dans un cadre de négociation, permet à l’individu de répondre de la réalisation d’un objectif préalable qu’il a collaboré lui-même à définir et à augmenter.
• la possibilité d’un jugement à la fois expéditif et indiscutable: le “OUI ou NON“ s’assimilant à “COUPABLE ou NON-COUPABLE“.
Ainsi, très logiquement, plus les indicateurs s’accumulent, plus leur valeur unitaire diminue et plus elle n’est approchée que de façon simpliste.
Mais le grand futur de la donnée chiffrée réside évidemment dans l’inquiétant concept de Big Data sur lequel nous n’allons pas revenir dans la mesure où il a déjà fait l’objet de 4 articles
• «le futur numérique selon Eric Schmidt et Jared Cohen»
• «le futur du Big Data: le préalable idéologique»
• «l’improbable contre-utopie du Big Data»
• «la surveillance et son futur»
Rien ne prouve qu’une mesure plus pertinente de la performance individuelle va en découler, mais un triple impact idéologique apparaît probable:
• renforcement d’une idéologie de la mesure déjà très présente
• idéologie de l’observation permanente
• banalisation du recueil et de l’exploitation des données personnelles privées
le futur de la relation individuel-collectif
La résolution de problèmes complexes, la création, l’invention, l’adaptation, peuvent-elles supporter des indicateurs de performance?
A priori non, pourtant… tout le monde y travaille. Pour cela il faut parvenir à les décomposer, à en faire un agrégat de tâches spécialisées. L’avancée de ce processus alimente d’ailleurs en permanence l’entreprise en nouveaux acronymes de fonctions et de métiers (voir «l’essor des acronymes: l’émergence brutale d’une légitimité»).
Cette démarche est fondamentalement fausse du point de vue de l’évaluation à cause d’un principe déjà évoqué: Une tâche complexe n’est en aucun cas un agrégat, mais, au minimum, un système de tâches plus simples.
Plus une tâche est spécialisée (donc normalisable), mieux elle supporte les indicateurs de performance, mais plus ceux-ci sont spécifiques, moins ils peuvent s’appuyer sur des statistiques pertinentes et moins ils disposent de connexions possibles avec ceux des autres tâches.
La décomposition de tâches complexes produit donc des indicateurs de performance individuelle, mais des indicateurs isolés sans aucune portée à l’échelle de l’ensemble. Non seulement ce principe de décomposition ne fait faire aucun progrès dans l’évaluation des ressources humaines de l’entreprise vue comme un système, mais il éloigne cet objectif en ajoutant des éléments supplémentaires au dit système (X éléments là où il y en avait un seul), c’est-à-dire en le complexifiant.
On retrouve ainsi au niveau des tâches le même mécanisme que celui déjà évoqué lors du passage de l’idée de performance à celui de statistiques personnelles.
le futur de la performance
un système de feedbacks
Nous l’avons mentionné dans le premier chapitre, l’indicateur de performance a vocation a être un chiffre simple et ne constitue un outil efficient que pour les tâches qui le sont également (voir Stakhanov ou assimilé). Il est, par ailleurs, entaché d’une tare originelle qui le rend impropre à s’insérer dans une entreprise vue comme un système.
Ce qui peut s’exprimer de la façon suivante: Aujourd’hui, plus la performance individuelle est facile à évaluer, moins elle est utile… et inversement.
Son futur va s’inscrire dans un jeu d’interactions
a) Plus on veut affiner le calcul de la performance, plus on décompose les tâches.
b) plus on décompose les tâches plus on simplifie l’intégration des robots et algorithmes
c) …algorithmes qui deviennent, en outre, capables de prendre en charge des tâches de plus en plus complexes
d) Toute phase spécialisée, isolée dans une tâche complexe, peut lui être soustraite, modifiant ainsi les méthodes et compétences de la tâche initiale, dont certaines deviennent obsolètes quand d’autres émergent comme indispensables.
Le vendeur qui brillait par son expression orale et son sens du contact va devoir, dans la vente en ligne, être habile dans l’expression textuelle et graphique ainsi que dans le développement. Ses capacités antérieures deviendront inutiles. Il a suffi pour cela de soustraire le “contact client“ en lui substituant une interface informatique.
Ce processus, devenu permanent, entraîne la redéfinition complète et incessante des indicateurs de performance qui deviennent ainsi des données éphémères et jetables.
L’Atelier de l’emploi de Manpowergroup précise:
Dans le top 10 des profils professionnels qui s’arrachaient en 2010, aucun n’existait en 2004
… et enfonce le clou:
Au cours d’une formation supérieure en 4 ans …/… la moitié de ce que va apprendre l’étudiant la première année sera dépassée deux ans plus tard…
On peut émettre l’hypothèse qu’il s’agit moins de la “création“ de nouveaux métiers que de la redéfinition des anciens après amputations, conformément au principe précédent.
obsolescence, mais pérennité
La dynamique d’évolution du concept de performance individuelle devrait donc logiquement le mener à une rapide obsolescence. Pourtant il va perdurer, au moins comme outil de domination.
En quoi va-t-il donc pouvoir consister?
On peut formuler quelques hypothèses de réponse à cette question:
• les capacités de recueil et de traitement des données personnelles et la légitimité de leur utilisation vont croître rapidement
• L’ensemble des insuffisances et surtout la validité de plus en plus éphémère des indicateurs de performance professionnelle va amener les entreprises à se rabattre sur des critères plus intemporels.
On peut donc imaginer que les “statistiques personnelles“ de l’individu vont concerner de moins en moins ses capacités professionnelles et de plus en plus ses données privées. Des voies commencent à exprimer cette tendance (Vincent de Gaulejac)
L’entreprise ne se contente pas de mesurer en permanence ce que vous faites, elle évalue aussi ce que vous êtes.
Devraient logiquement s’intégrer dans cette problématique les données personnelles de type physiques, physiologiques, psychologiques, médicales ou comportementales (garanties de bonne santé, résistance physique, tenue au stress, besoin de sommeil, vitesse de récupération, habitudes de vie, sociabilité…etc), autant de critères à portée générale qui pourraient devenir rapidement prépondérants dans l’embauche et la pérennité de l’individu dans l’entreprise.
Ce scénario apparaît d’autant plus plausible qu’il s’appuie sur une évolution sans rupture, une métamorphose tranquille, indolore et presque invisible: de nouvelles données cohabitent progressivement avec les anciennes, avant de devenir fréquemment prépondérantes puis finalement exclusives…
Par cette évolution, l’expression de la performance renouerait avec ses exigence fondamentales (simplicité, base normative, support statistique…).
On trouve déjà des pratiques allant dans ce sens (source internetactu)
Chez Citizen, une société de technologie mobile de Portland, les employés de l’entreprise sont désormais invités à télécharger des données sur ce qu’ils mangent, leurs activités sportives et leur sommeil …/… Le directeur de l’entreprise envisage même d’afficher les statistiques de santé des employés sur le site web de la société !
Ces “progrès“ nous amèneraient à boucler une très ancienne boucle, celle où le recrutement, “pour tout type de travaux“, s’opérait par examen de la musculature, de la dentition et du blanc de l’oeil… mais en remix haute technologie, évidemment.
L’individu pourrait donc progressivement être évalué sur des critères banalisés de constitution personnelle sur lesquels… il n’aura pas de prise réelle… hormis l’absorption de stimulants adaptés… domaine sans doute appelé à un avenir radieux.
en guise de conclusion
Cette réflexion sur le futur de la performance individuelle amène à postuler que la déshumanisation de l’entreprise pourrait passer par un processus de dé-professionnalisation où il ne servirait plus à rien de devenir meilleur… sauf dans le cadre des pratiques les plus rétrogrades.
Agence web Madagascar
Très bonne réflexion sur la performance individuelle!