Le récit eut ses conteurs, puis ses livres imprimés, ses journaux, ses feuilletons, ses bandes dessinées… Aujourd’hui, le support du récit est principalement audiovisuel. Le livre est devenu marginal. Les français, bien que grands lecteurs au niveau mondial, n’achètent que 15 livres par an, alors qu’ils passent 3h47 par jour devant la télévision et qu’ils regardent 9 vidéos par jour sur internet (1). La fréquentation des bibliothèques est en baisse constante.
Des insuffisances propres à l’expression littéraire pourraient-elles être en cause dans ce déclin?
Le récit et la question des archétypes
La spécificité de l’imaginaire littéraire se résume facilement. Là où le cinéma offre au spectateur des personnages et des lieux qui sont… ce qu’ils sont, la narration mobilise les capacités d’interprétation du lecteur. La littérature est fondamentalement interactive, puisque le recours au texte oblige l’auteur à offrir au lecteur un « univers incomplet », qui invite celui-ci à re-traduire en images personnelles les mots que l’auteur lui a livrés à partir des siennes.
Or cette interactivité ne peut fonctionner que sur la base de références partagées. C’est par rapport à ces “archétypes“ que l’auteur pourra positionner rapidement les particularités de son propre univers.
Ainsi, les lieux les plus inédits, ceux-là mêmes qui permettent à l’image de nous étonner, s’avèrent impropres à cette interactivité littéraire (2)
En l’absence d’outils descriptifs tels que l’image, cette dynamique des archétypes applique à la narration une force d’aspiration permanente vers des environnements « classiques et connus ». C’est un premier point faible du texte.
Par ailleurs, le lecteur va fréquemment privilégier un genre (romance, policier…), c’est-à-dire refermer encore un peu plus son univers autour d’un nombre limité d’archétypes (espaces, mais aussi ambiances, situations et personnages). L’interactivité entre l’auteur et le lecteur tend ainsi naturellement à s’appauvrir, d’autant plus que cet enfermement est encouragé par les politiques éditoriales qui vendent surtout des auteurs vedettes, eux-mêmes invités à ne pas déroger aux règles qui ont fait de leur univers un succès.
Le récit et la question de la temporalité
L’expression littéraire se déroule selon une chronologie, celle des mots et des phrases. Ceci constitue une hiérarchie de fait et par là une lacune, particulièrement préjudiciable dans l’expression des instants complexes, ceux qui entremêlent perceptions et sensations. Les impressions fortes, qui ne valent que par leur caractère global, y seront décrites de façon progressive et laborieuse et s’en trouveront trahies dans leur instantanéité.
Ce même mécanisme opère lorsqu’il s’agit de transmettre l’émotion globale produite par un rapprochement d’images fortes, mais de natures différentes, à l’intérieur d’une même scène.
Bien que plus facile à exprimer sur les scènes spectaculaires, le problème a une dimension générale: il concerne le traitement des simultanéités.
L’auteur qui reste au plus près d’une représentation classique s’économise de la description. Dès qu’il veut particulariser l’environnement de son récit, il doit “consommer du texte“ et donc du “temps de lecture“.
Pour expliquer combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne, expirant, il faudrait en faire une description qui retarderait trop l’intérêt de cette histoire.
Cette pirouette d’auteur à laquelle se livre Balzac dans le Père Goriot, nous présente un second point faible du texte: l’univers littéraire est «temporellement faux».
Tout s’y construit autour de la même temporalité, celle de la lecture. Ce n’est pas le temps de l’action qui fait la durée, mais la quantité de phrases nécessaires pour la décrire. Les simultanés y deviennent consécutifs, l’éphémère y prend de l’ampleur, « quelques mois plus tard » ne pèse qu’un quart de ligne.
Parallèlement, le texte ne dispose pas d’outils pour gérer simplement et de façon non fastidieuse une installation passive dans la durée, alors qu’au cinéma, le décor d’une scène reste visible aussi longtemps que nécessaire. Généralement neutralisée par l’archétype, cette lacune prend de l’importance quand il est demandé au lecteur de mémoriser un environnement à forte identité.
Vers une autre littérature?
L’audiovisuel ouvre à l’imaginaire de nouvelles références. Il dispose d’outils plus adaptés à la simulation des durées. Il exprimera également mieux l’instantané des perceptions. Mais pour le rendu des pensées et des sensations, il ne sera jamais en mesure de rivaliser avec le texte.
L’expression optimale des instants, et à travers elle un possible renouveau de la littérature, en appelleraient donc à une nouvelle forme de mixage de texte, d’images et de sons. Une forme particulière «d’expression théâtrale» pourrait fonder une « littérature audiovisuelle » … qui fut celle des origines, celle « d’avant l’imprimé », et qui serait alors retrouvée assez naturellement par notre époque… « d’après l’imprimé ».
Le texte s’y verrait renvoyé à l’oral… au “texte lu“(3) … aux anciens conteurs (4)… mais mis en scène avec les outils actuels et réintégré dans un univers sensoriel beaucoup plus large.
Pour ce faire, cet “art nouveau » devra cependant savoir trouver ses propres codes, ceux qui lui donneront son identité (5)
On peut penser que ceux-ci pourraient s’organiser autour des rôles prépondérants donnés au narrateur, figure la plus centrale du récit littéraire, et à la mise en scène des composants d’ambiances audiovisuelles, conçus pour «ne pas raconter» à la place du texte (sinon ce serait du cinéma)
Dans une littérature audiovisuelle, c’est l’image et le son qui deviendraient les sous-titres du texte.
Saura-t-on y respecter “l’univers incomplet“ de la littérature, celui qui appelle l’imaginaire du lecteur? C’est en cela que pourrait consister le talent.
En guise de conclusion
Le futur peut-il nous offrir mieux que le livre? Probablement.
Mais il peut, aussi, faire mourir celui-ci sans le remplacer, car avec l’arrivée des nouvelles technologies d’immersion, l’audiovisuel va devenir de plus en plus séduisant… avec la littérature… ou sans elle.
(1) source Médiamétrie (l’année internet 2013)
(2) Cité des Arts & des Sciences de Valence (Espagne) – Calatrava-Candela architectes
(3) voir portail des éditeurs de textes lus
(4) voir site spécialisé du conte
(5) voir fondements théoriques de la narratologie
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