Jusqu’à quel point sommes-nous capables d’absorber du sensationnel, de l’exploit, de la performance, de l’inédit – vrai ou faux – réel ou virtuel – sans devenir massivement blasés?
Est-ce un futur vide de tout étonnement qui se profile… un futur où le “plus ou moins déjà vu” se fondrait dans un “à-peu-près normal” qui contiendrait, par avance, tout ce qui pourrait se produire… en dehors peut-être des cataclysmes? Le culte de l’événement actuel peut-il déboucher sur autre chose que sa banalisation? Pour avancer sur ces questions, sans doute faut-il se pencher sur les perspectives de ce qui – par définition – résiste à la banalisation: l’extrême.
L’idée d’aller au-delà de ses propres limites ne peut sans doute pas complètement disparaitre, la question est celle du devenir de
l’extrême reconnu socialement comme tel.
Sa caractéristique principale: il est
vécu par quelqu’un d’autre. Son ressenti supposé est “transmis”, donc objet d’une
communication.
l’extrême tel qu’on le comprend
La notion d’extrême s’appuie sur l’existence d’un
risque (si possible mortel, du point de vue de la communication), mais impérativement inabouti. Quelqu’un qui se tue en tentant l’impossible est seulement supposé s’être suicidé. L’extrême consiste à braver la mort… et à gagner.
Ce risque est pondéré par l’existence d’un
savoir-faire de haut niveau, qu’il soit celui de l’alpinisme, du surf ou du ski, qu’il serait facile d’oublier tant son environnement impressionne. À ce savoir-faire s’ajoutent, en règle générale, le vide ou la vitesse, les deux grands générateurs d’adrénaline… les deux risques mortels les plus facilement “transmissibles”.
Le paradoxe de cet héroïsme d’aujourd’hui réside dans l’obligation de son
inutilité. L’extrême d’aujourd’hui vaut pour lui-même, pas pour ce qu’il permet ou ce qu’il défend. Il procède d’un
absolu. L’alpiniste est acteur de l’extrême… pas le sauveteur qui va le secourir. Ce dernier ne fait que son devoir, voire même que son travail. L’aura de l’absolu se dissout dans “l’utile”.
déclinaisons et trajectoires de l’extrême
de l’extrême à la performance
L’extrême n’est véritablement lui-même que dans l’
inédit, ce qui implique le caractère éphémère du héros moderne, et ce, par une mécanique inexorable. Le héros devient immédiatement un “modèle”, que ses imitateurs érigent en une “catégorie sportive”, à l’intérieur de laquelle l’extrême va se perdre dans la
répétition. La répétition induit la comparaison, donc la mesure. Or,
l’absolu ne se mesure pas. On glisse ainsi irrémédiablement de “l’absolu” de l’extrême à la “relativité” de la
performance.
Sur la photo ci-dessus, l’extrême saute aux yeux du profane. Devenu “catégorie” et perçu par ses aficionados, il devient une performance, celle réalisée par Friedi Kühne battant le record du monde de slackline, en marchant sur une sangle longue de 1.600 m à 600 m au-dessus du vide (
*).
Ainsi, un exercice né de l’extrême comme le saut à ski n’est plus aujourd’hui qu’une compétition courante dans laquelle seule la longueur du saut mérite d’être mentionnée.
Un autre phénomène se trouve induit par cette évolution, celui de la fragmentation des publics. Les initiés vont rapidement se constituer en communautés et s’attacher à des valeurs et critères spécifiques de performance. Ainsi, pour les alpinistes, avec seulement 3 405m d’altitude, le
Fitz Roy est plus mythique que l’Everest et ses presque 9000m.
En dépit de sa faible altitude, cette montagne est réputée comme une des plus dures au monde. Le granite très compact requiert un haut niveau d’escalade et les conditions climatiques sont généralement extrêmes.
Ainsi peut s’exprimer une première “trajectoire” de l’extrême:
- il commence par le texte (l’expression du projet, de l’inédit, de l’idée)
- s’accomplit par l’image (qui se veut “belle” et “efficace” dans la transmission des sensations)
- meurt dans le chiffre (celui de la performance et de sa mise en mémoire).
d’autres déclinaisons
l’extrême sans disciple
Rapporté à sa seule dimension d’inédit, l’extrême a pu s’ouvrir les portes du monde artistique par l’
art corporel et ses automutilations:
(
*) Provocation, enfermement, privation, sang, nudité, violence ou dépassement de soi…
Les caractéristiques de cet extrême artistique:
- il ne peut être imité… par copyright
- il rejette la beauté perçue comme effet usé, facile et populiste
- il rejette l’inutilité, car tenu en tant qu’art d’incorporer un discours, il se voit contraint de revendiquer un sens
Il rejoint la problématique classique de l’extrême par l’image dont il reste tributaire.
l’extrême sans héros
L’extrême sans héros est celui des grands cataclysmes qu’ils soient d’origine humaine ou œuvre de la nature. Il n’en reste pas moins tributaire de l’image.
(
*) Le problème, c’est que les images du 11-Septembre n’étaient pas horribles. On aurait voulu que ces images soient horribles. Il y a eu presque 3 000 morts. On a oublié ce chiffre, c’est complètement effroyable. Mais on ne peut même pas le voir, car ce sont de belles images, elles sont même dans des génériques d’émissions. C’est cela, le plus horrible, c’est se dire que l’on peut trouver belles des images qui cachent une vérité que je sais horrible. Car il y a quelque chose d’indécent dans cela.
l’extrême sans image?
L’extrême sans image n’est pas plus envisageable que la performance sans chiffre.
Cependant, l’image de l’extrême atteste d’un vécu, elle se doit donc d’être animée… et d’un format relativement court, centré sur le “climax”, car l’extrême se dilue également dans la durée, sur laquelle s’épuise la production d’adrénaline qu’il est supposé transmettre. Ainsi, un tour du monde à la voile en solitaire n’est pas associé à l’idée d’extrême, alors que, sur le fond, peu d’exploits mériteraient autant de l’être.
vers l’extrême… sans extrême
La troisième trajectoire dans laquelle inscrire le devenir de l’extrême est d’un abord plus incertain, car beaucoup plus intimement liée à la problématique de la communication. Elle s’approche par la question suivante: comment l’extrême montrant ci-dessus un record de stackline se raccorde-t-il à celui incarné par Charles Blondin, traversant les chutes du Niagara sur une corde… en 1859… et ce, devant 12000 spectateurs … soit certainement bien davantage que n’en a comptés Friedi Kühne en 2017? Est-ce… la même chose… ou en quoi est-ce différent?
- Peut-être y a-t-il un changement d’attitude du spectateur: celui de Blondin attendait probablement qu’il tombe, celui d’aujourd’hui attendrait qu’il réussisse: curiosité – voire numéro de cirque – dans le premier cas, héros et modèle dans le second.
- Entre l’acteur et le spectateur, il y a aujourd’hui un média. Paradoxalement cet intermédiaire tend à rapprocher le second du premier par le perfectionnement constant de ses techniques de prise de vue, grâce auquel l’adrénaline et la beauté circulent de mieux en mieux et impliquent le spectateur de façon de plus en plus étroite.
Cette implication croissante du spectateur devrait mener assez naturellement à le rendre… acteur… ce qui signifierait la fin de l’extrême “socialement perçu comme tel”, puisque non vécu par quelqu’un d’autre. L’extrême comme pratique, réduit à de l’image et du ressenti “direct”, dénué de la totalité de ses autres attributs (inédit, risque, savoir-faire … etc), pourrait être pris en charge par des techniques de simulation (
*) de plus en plus perfectionnées… et en salle… à l’instar de nombreuses pratiques sportives actuelles (y compris l’escalade… un des berceaux du genre).
en guise de conclusion provisoire
L’extrême tel qu’on le reconnait aujourd’hui semble donc appelé à se dissoudre dans des pratiques de communautés, sportives ou virtuelles, et dans l’indifférence croissante d’un public blasé, que seules les catastrophes seront encore en mesure d’émouvoir, à condition d’être intenses et surtout… suffisamment proches.
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