Les données prétendent à la neutralité, ce qui pourrait être admis si elles n’étaient pas vouées à être communiquées. Là commencent dérives et difficultés.
Aujourd’hui, les données fondent la plupart des consensus sur les problèmes, les évolutions, la nature et l’urgence des actions politiques à entreprendre. Les communiquer est en cela indispensable. Mais les données brutes n’ont un sens que pour les spécialistes qui les utilisent et généralement à peu près aucun pour le plus grand nombre. En l’état, elles constituent donc un instrument de dévoiement de la démocratie.
Mais une communication susceptible de faire obstacle à cette dérive est-elle seulement possible?
la question des ordres de grandeur
Pour le 
scientifique  «si vous pouvez mesurer ce dont vous parlez et l’exprimer en chiffres, vous en savez quelque chose». Pour le 
philosophe  «connaître, c’est déchiffrer des ressemblances». À la croisée de ces deux pensées: la problématique des 
ordres de grandeur .
Souvent inconscientes, difficiles à communiquer, nos perceptions des ordres de grandeur pilotent silencieusement nos imaginaires et nos visions du monde. Elles sont sans doute à l’origine des biais cognitifs les plus largement partagés ainsi que des dérives idéologiques les plus absurdes. Ce problème est devenu encore plus crucial avec l’inflation de données numériques dans laquelle nous vivons aujourd’hui… et dans laquelle nous vivrons sans doute demain.
Les ordres de grandeur qualifient ce qui est important ou pas, ce qui est pertinent ou pas. Ils s’approchent par analogie entre ce qui est peu connu et ce qui est supposé l’être davantage. Outils de la connaissance par “ressemblance”, les analogies sont des images, ou pour le moins se comportent comme telles.
 
qu’est- ce qu’une “bonne” analogie?
L’objectif poursuivi par l’utilisation d’une analogie implique cependant certaines exigences.
Pour rendre lisibles des ordres de grandeur, l’analogie doit exprimer une quantité
Toutes les analogies ne le font pas, elles peuvent aussi exprimer des mécanismes ou des principes comme le fait, par exemple, l’analogie hydraulique pour exprimer les flux.
Cette quantité doit être perçue par le destinataire, c’est à dire par tout un chacun dans le cadre d’une communication s’adressant à un public. L’exemple, pourtant très largement utilisé, de la quantité de CO2 émise lors d’un aller-retour Paris-New-York en avion ne satisfait pas cette exigence. Personne ne sait à quoi cela correspond. Il en va de même pour le poids d’un hippopotame 
évoqué par l’ADEME ..
Elle doit appeler une représentation immédiate pour qui la reçoit
Cette exigence contient la précédente, mais va au-delà. Elle n’est notamment pas satisfaite par la répétition: l’image d’une piscine olympique parle au plus grand nombre, mais “
2500 piscines olympiques”  échappent à toute représentation. Il en va de même pour “
245 fois la superficie de Paris”. Ce second exemple est doublement significatif puisque personne n’est déjà en mesure d’estimer la superficie de Paris.
le piège des connotations
La relation entre deux images relatives à deux domaines véhicule des connotations notamment issues des préjugés associés à chacun des domaines.
(
*) Le champ de la connotation est infini, car il contient tous les sens indirects, subjectifs, culturels, implicites et autres qui font que le sens d’un signe se réduit rarement à ce sens littéral.
Les connotations nous amènent ainsi très loin de l’exactitude et de la neutralité que l’on serait porté à attendre des données chiffrées. Elles nous entrainent facilement jusqu’au contresens.
L’analyse d’un exemple:
(
*) Fraude massive aux compteurs Linky: en 2024, Enedis estimait le préjudice à plusieurs centaines de millions d’euros par an, soit l’équivalent de la consommation annuelle du département de la Charente.
Un chiffre énorme soutenu par une analogie qui tend à rendre la fraude lisible sur une carte de France: pas de doute, la fraude est massive.
 
Mais une fois passé le choc de cette révélation, on réalise que sur la centaine de départements français, “1” département ne représente en moyenne que …1%. Mieux, on imagine que le département de la Charente doit être sensiblement en dessous de la moyenne en matière notamment de population. Vérification faite, avec 350 867 habitants en 2021 pour 67.84 millions d’habitants en France, la Charente ne représente que 0.5% de la population française. Quant au chiffre d’affaires d’Enedis, il tourne autour de 15 milliards d’euros.
En un mot comme en cent, la fraude au compteur Linky est… négligeable.
En fait, seules les connotations associées aux termes de la présentation nous avaient, en première lecture, “persuadés” du contraire. Mais peut-on aller quotidiennement et dans tous les domaines au-delà de la première lecture?
 
Dimension supplémentaire, la présentation de la fraude par Enedis est manifestement orientée, s’appuyant en outre sur le discours dominant actuel qui voit dans la duplicité des pauvres l’origine de toutes les crises. Ceci dit pour souligner que les idéologies du moment sont de nature à consolider les connotations jusqu’à en faire des évidences.
les médias & la dictature de l’énorme
Les médias s’adressent à “la foule”. Or, Gustave Lebon (Psychologie des foules) l’écrivait il y a plus d’un siècle:
Les foules ne connaissant que les sentiments simples et extrêmes ; les opinions, idées et croyances qui leur sont suggérées sont acceptées ou rejetées par elles en bloc, et considérées comme des vérités absolues ou des erreurs non moins absolues. Il en est toujours ainsi des croyances déterminées par voie de suggestion, au lieu d’avoir été engendrées par voie de raisonnement.
Or, c’est précisément par la suggestion qu’agissent les connotations.
SUGGESTION: Art de faire naître une idée, un sentiment sans l’exposer ouvertement.
 
Les analogies vont donc toujours tendre à… “suggérer l’énorme”… et ne serviront le plus souvent qu’à ça. Ajoutons à cela que c’est toujours vers “l’énorme” que les problématiques planétaires, qu’elles soient liées à l’environnement ou à la mondialisation, propulsent systématiquement les chiffres.
 
 Ainsi, quoi de plus anecdotique que cette parure de quelques centimètres carrés que constitue le rouge à lèvres, produit de la grande consommation actuelle facilement perçu comme mineur. Or, il se vend dans le monde 27 tubes de rouge à lèvres par seconde (*), soit sur la base de 5grs de produit par tube… environ douze tonnes par jour… soit un marché annuel de 10 milliards de dollars… soit les revenus d’OpenAI … soit un peu plus de la moitié de celui des drones militaires.
Ainsi, quoi de plus anecdotique que cette parure de quelques centimètres carrés que constitue le rouge à lèvres, produit de la grande consommation actuelle facilement perçu comme mineur. Or, il se vend dans le monde 27 tubes de rouge à lèvres par seconde (*), soit sur la base de 5grs de produit par tube… environ douze tonnes par jour… soit un marché annuel de 10 milliards de dollars… soit les revenus d’OpenAI … soit un peu plus de la moitié de celui des drones militaires.
 
Il suffit de mondialiser le négligeable pour qu’il devienne considérable… et alimente “l’habitude de l’énorme”… et la désaffection pour tout ce qui ne l’est pas. Pour les médias, les données non capables de suggérer de “l’énorme” seront considérées comme non publiables.
avec ou sans ordres de grandeur
Les ordres de grandeur ne voyagent pas seuls, mais avec les imposants compagnons de route que sont les analogies qui transportent avec elles des connotations.
Sous des dehors de neutralité, les données numériques ne se prêtent pas à une communication objective. En l’absence des ordres de grandeur, deux effets peuvent se produire: l’absence de signification pour le plus grand nombre ou bien l’expression d’une pensée religieuse (voir: “
écologie: le “ comportement modèle ” sert-il à quelque chose?”) centrée davantage sur le “principe” que sur le “tangible” (voir 
la parabole du colibri)
On peut en conclure que les données numériques sont et resteront au service d’un pouvoir.
 
				 
				
			
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