La complétude, péché originel de la futurologie
On attend de la futurologie qu’elle nous livre des conséquences si possible radicales et de préférence inédites. Discipliné, le futurologue s’emploie donc à énoncer des relations de cause à effet, fondées explicitement sur le progrès technologique (générateur d’inédits) et implicitement sur le “principe de complétude“ (générateur de radicalité).
Qui aurait, en son temps, prévu le magnétophone n’aurait pas pu s’empêcher d’en déduire la mort de l’industrie du disque. Qui aurait prévu le photocopieur, aurait déduit celle de l’industrie du livre. Dans les prophéties d’antan, la concentration urbaine aurait sans doute tué la voiture, les progrès de l’agriculture auraient mis un terme à la faim dans le monde, la bombe atomique aurait interdit toute nouvelle guerre.
Quel futurologue aurait prévu il y a un siècle, qu’en 2020 on mourrait toujours de la grippe, qu’on utiliserait encore des parapluies… et des préservatifs.
Mais l’imparfait, le non-aboutissement, ne caractérisent pas une situation provisoire en voie de règlement, ils « SONT » la réalité .
Cette incomplétude, personne ne la veut, mais elle est toujours là. Elle caractérise la dimension non intentionnelle du futur. Elle est le “ver dans le fruit“ capable de le gâter complètement… ou pas… avant de produire, le cas échéant, toute autre chose… comme un papillon.
l’effet domino, bras armé de l’incomplétude
L’imparfait motive l’action individuelle et constitue le moteur du dynamisme économique. À partir de là, beaucoup de choses peuvent se produire.
En futurologie, l’incomplétude ne débouche pas seulement sur un “inachevé“. Cette “fraction“ de réalité qui échappe à la tendance générale est dotée d’une vie propre, susceptible de rejoindre d’autres évolutions et perturber, voire retourner, les devenirs les plus probables.
- Les nouveaux usages, nouvelles technologies, nouveaux modes opératoires ne se substitueront pas immédiatement aux anciens moins performants: ils vont au moins temporairement s’y ajouter. Au final, pour les raisons les plus diverses, ils ne seront pas unanimement adoptés. Dans tous les cas, une cohabitation d’usages différents va laisser une porte ouverte à d’autres possibles.
- Les innovations ne s’installent pas sans heurts, sans problèmes, sans effets induits ou sous une autorité indiscutée.
- Leur rentabilité économique peut s’avérer décevante.
- Les métiers et pouvoirs existants ont des capacités de réaction et d’adaptation.
- Les tendances correspondantes et les courbes qui les représentent n’iront jamais jusqu’à leur terme théorique.
Dans un pays comme la France, 20% de la population n’était pas connectée à internet en 2013 (55% en Chine et 85% en Inde – source). Concernée par aucun de ses bénéfices, cette population ne l’est également par aucune de ses dérives..
Que signifie, alors, la surveillance généralisée du monde par le réseau quand autant de personnes y échappent? Mais autant “d’exceptions“ ne vont-elles pas donner vie à des alternatives, susceptibles de se développer jusqu’à devenir dominantes (retour au courrier, émergence de nouveaux intermédiaires ou de nouveaux mix technologiques…)
conjuguer « prévoir » à l’imparfait
Qui aurait pu douter, en ce 2 mars 1969, au moment du vol inaugural du Concorde, que l’ère des vols de ligne supersoniques commençait et que le Mach 2.2 promis, annonçait une envolée des multiplicateurs de Mach pour le début du XXIe siècle. Cinquante ans plus tard, il n’en est plus question… du tout.
Le XIXe siècle nous a légué l’ensemble des principes de transport en vigueur aujourd’hui. Leurs progrès ont concerné la sécurité, le confort et surtout… la vitesse. Le Concorde s’inscrivait donc parfaitement dans cette tendance, en apparence, extrêmement solide. Que s’est-il passé?
- Pour l’aéronautique haut de gamme, les États-Unis étaient alors incontournables au moins en départ ou en destination. Allaient-ils offrir ce segment à un avion… qui n’était pas américain?
- Les problèmes environnementaux, d’ailleurs réels, ont été livrés à une opinion publique de plus en plus sensibilisée à ces questions.
- Le tourisme de masse se développait rapidement et avec lui l’aéronautique bas de gamme (segment non concerné par le Concorde, mais économiquement bien plus prometteur pour les fabricants)
En découle un “effet domino“: Commercialisation initiale chaotique – Rentabilisation “différée“ des lourds investissements consentis – Doutes – Réorientation des budgets et des recherches vers les segments plus prometteurs – Moins de recherche – Persistance des points faibles de l’avion… jusqu’au premier accident grave. Commercialisation arrêtée. Investissements irrécupérables. Gouffre financier. Fin des vols civils supersoniques. Ceux-ci seront destinés à rester des privilèges… pour les militaires… et bientôt pour les milliardaires… qui ne sont supposés, ni l’un ni l’autre, utiliser les transports en commun.
Retour vers le futur
La question n’est pas de verser des larmes sur la mort prématurée du Concorde et du supersonique civil – nous avons de bien meilleures raisons pour pleurer – mais de montrer comment une courbe de tendance quasi certaine, fondée sur la vitesse, a pu se “casser“ brutalement pour n’avoir pas pris en compte, ou de manière imparfaite, les autres composants du futur qui l’accompagnaient silencieusement… et qui sont passés du statut “accessoire“ au statut “dominant“.
À la lumière de cet exemple, on peut reconsidérer quelques-unes des prévisions « évidentes » qui occupent l’espace futurologique d’aujourd’hui (voir: (pourquoi les futurologues ont-ils besoin du totalitarisme?)
- Les robots deviennent de plus en plus intelligents, ils vont finir par l’être plus que nous, ils nous domineront
- Facebook, Amazon, Google et la NSA collectent nos données personnelles, ils en accumulent de plus en plus, ils finiront par tout connaître de nous.
- La génétique fait des progrès constants, le surhomme arrive.
- …etc.
Dans le futur, « tous » ces principes existeront, mais « tous » fonctionneront de façon imparfaite: c’est la seule certitude. (voir : « l’improbable contre-utopie du big data » & « la surveillance et son futur« ) .
La question devient alors de savoir dans quelle mesure ces imperfections vont perturber voire détériorer leurs tendances-mères ou en générer de nouvelles, et par quoi va se matérialiser la résultante de toutes ces forces.
Ainsi la NSA qui était supposée tout connaître du monde en toute discrétion, démontre-t-elle:
- qu’elle ne peut pas rester dans l’anonymat et que des contre-forces en découlent
- Qu’elle ne parvient pas à traiter nos données, puisqu’elle réclame celles de Google, Amazon & consorts… qu’elle serait pourtant supposée trouver toute seule.
- Ce faisant, elle ne fait rien d’autre que valoriser ces firmes, puisque de son propre aveu, celles-ci sont capables de réussir là où elle échoue… en toute légitimité sinon en toute discrétion. Elles apparaissent à la fois plus « savantes », mieux protégées et plus consensuelles.
- Ce qui ne peut que rendre celles-ci très réticentes à fournir gratuitement des données ainsi reconnues comme exclusives et de grande valeur.
À partir de là, quel avenir pour la NSA? Pourquoi pas un “effet domino“. De multiples scénarios peuvent s’imaginer sur la base d’une réduction budgétaire motivée par son inefficacité et d’une obligation de réduire ses déficits, par exemple… par la vente de données (sa seule richesse) … à des entreprises, à d’autres pays, aux organes de presse… avec à la clé, le renforcement d’autres acteurs… mais sur un marché des données éventuellement redéfini… où Google se sera doté… pourquoi pas… d’une division militaire…
En guise de conclusion
Nous l’avons vu plus haut, les effets induits de l’incomplétude peuvent tuer une innovation en provoquant un simple allongement de la durée de son installation… délai pendant lequel le milieu évolue (socialement, économiquement, idéologiquement, technologiquement) pour devenir éventuellement moins favorable, voire incompatible.
Le couple incomplétude – effet domino a donc sa place aux côtés de la percolation (« la percolation: une base théorique pour analyser l’évolution« ) et de l’homéostasie (« homéostasie: penser les rétroactions & contre-tendances« ) parmi les principes généraux qui déterminent la dynamique de l’évolution.
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