Si le mot «bonheur» tend à ne plus être utilisé, cela signifie que ce qu’il exprimait tend à ne plus être pensé. Pourquoi? Et d’ailleurs qu’exprimait-il au juste?
approcher l’idée de bonheur
Le bonheur emprunte aux notions de bien-être et de plaisir. Il est présumé plus intense que le premier et surtout plus durable que le second. Cependant, la notion de bonheur n’en reste pas moins difficile à circonscrire, qu’on en prenne pour preuve l’interminable liste de ses approches proposées par les philosophes au cours des siècles. On en vient ainsi à adhérer, par défaut, aux définitions paresseuses que nous proposent les dictionnaires:
(*) État essentiellement moral atteint généralement par l’homme lorsqu’il a obtenu tout ce qui lui paraît bon et qu’il a pu satisfaire pleinement ses désirs, accomplir totalement ses diverses aspirations, trouver l’équilibre dans l’épanouissement harmonieux de sa personnalité.
Si le bonheur devait effectivement s’entendre comme cette collection d’absolus, il n’aurait jamais pu être éprouvé par personne… et le mot serait obsolète depuis longtemps.
Pour tenter d’aller au-delà, appuyons-nous sur les hypothèses de deux philosophes Kant (1) et Machiavel (2)
(1) Le concept de bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire précisément ce qu’il désire.
Le “manque” pourrait être dès lors plus facile à circonscrire que le désir.
(2) La nature nous a créés avec la faculté de tout désirer, et l’impuissance de tout obtenir.
Le manque serait donc incontournable, car consubstantiel à l’humain, et le bonheur ne pourrait exister que comme l’illusion… d’avoir tout obtenu. Formulée dans ces termes, l’illusion n’est sans doute pas crédible. Or, pour qu’une illusion fonctionne, il est nécessaire qu’elle le soit.
Ne faudrait-il pas alors l’envisager d’une autre manière? Le bonheur procèderait d’un effet de masque où une satisfaction dominante renverrait en arrière-plan tout autres manques et insuffisances, voire le bien-être lui-même.
Quelle pourrait être la nature de cette satisfaction dominante?
La nature de l’homme est telle qu’il estime le plus ce qu’il a le plus de mal à obtenir. (2)
Le bonheur serait ainsi à rechercher dans l’obtention de ce à quoi on ne pensait pas pouvoir accéder, que ce soit dans les domaines professionnel, sentimental… ou autres. Cette approche aurait en outre le mérite d’éclaircir une contradiction avec un phénomène susceptible de contester la disparition du mot que nous avons posée comme hypothèse:
(*) Au début du XXIe siècle, les publications sur le thème du bonheur pullulent : on en parle autant si ce n’est plus qu’au XVIIIe siècle …/… le thème du bonheur s’impose en force : le nombre de livres sur le sujet explose, les Nations Unies proclament la « Journée mondiale du bonheur », et un ingénieur de Google instaure une nouvelle fonction dans l’entreprise: «responsable du bonheur»…
Derrière cette réappropriation par le marketing, le management, et le développement personnel apparait tout autre chose que le puissant ressenti individuel qui fondait l’idée de bonheur. Désignant désormais quelque chose qui s’apprend, qui se manage et qui se cultive, le mot a perdu son sens premier…
… auquel notre propos nous demande de revenir.
Il semble encore nécessaire d’éclaircir les rapports du bonheur à une forme de temporalité. Il y a dans le bonheur une dimension de promesse qui amplifie le ressenti du présent. Cette inscription dans la durée survit paradoxalement aux bonheurs passés, sous les traits de la nostalgie, ce qui n’est rendu possible que par la stabilité de l’image qui lui est associée. Cette association à une image stable est sans doute ce qui fonde également le présent du bonheur.
pourquoi un déclin de l’idée de bonheur?
- La difficulté croissante à préserver une image stable associée à l’idée de bonheur
- Les instabilités tant des situations professionnelles que des situations familiales perturbent l’idée d’une projection à partir d’un état présent heureux.
- Le déclin des valeurs familiales fréquemment associées à l’idée de bonheur (“l’image du bonheur”…“tous nos vœux de bonheur”…)
- Il est de plus en plus difficile de penser en dehors des “prêts-à-penser”, trop lourdement soutenus par l’omniprésence des médias. L’activité médiatique stimule la survie des manques et les empêche de passer au second plan. Elle tend également à réduire les temporalités de tout ce qu’elle prend en charge. Celle du bonheur tend ainsi à se réduire et par là à se confondre avec celle du plaisir.
- La dérive religieuse de toutes les “grandes causes” actuelles et leurs corrélats de culpabilités nous ramènent aux perceptions qui prévalaient au XVIIé siècle
Le XVIIé siècle s’achève avec l’émergence de l’idée qu’il est moralement inconvenant de penser « son » bonheur sans interroger celui d’autrui : « Il y a une espèce de honte d’être heureux à la vue de certaines misères » et « le bonheur des uns fait le malheur des autres », résume La Bruyère
- Les promesses de catastrophes s’accumulent dans les médias alors que l’idée de bonheur est attachée à des perspectives optimistes.
- Les militantismes qui s’accumulent dans tous les domaines se construisent autour des manques. Ceux-ci tendent à monopoliser les “effets de masque” au détriment de ceux associés aux satisfactions que nécessiterait le ressenti du bonheur.
en guise de conclusion provisoire
En marge de toutes ces considérations, cette réflexion autour de la disparition de l’idée de bonheur rejoint les conclusions d’un précédent billet:
… signaler le virage vers un futur… qui ne promet plus rien…
… tant au niveau individuel que collectif.
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