Face aux menaces et dérives évoquées dans les billets précédents, l’offre de liens sociaux et de facilités de communication constitue la force de vie d’Internet
Le terme de “communication” est d’ailleurs généralement invoqué pour caractériser notre époque. Cependant, son inventeur Oresme , y voyait déjà le ferment d’une société nouvelle en… 1369… (1). Un certain nombre de reformulations semblent donc nécessaires pour aborder le futur qui nous intéresse ici.
composer avec l’idéologie du lien
La science-fiction a banalisé l’idée que l’espace virtuel était un espace à part entière, espace de substitution à l’espace … réel, matériel, banal … comme on peut vouloir le nommer. Les liens virtuels seraient ainsi perçus comme jouant les mêmes rôles et ayant la même force que ceux de la vraie vie. Ils auraient d’ailleurs vocation à incarner leur futur. L’immersion dans les espaces de synthèse attesterait de l’efficience – au moins en devenir – d’un monde parallèle autonome, vers lequel, à l’instar de la notion “d’ami”, les concepts traditionnels pourraient faire l’objet d’un simple transfert. Des approches très intellectuelles adhèrent à cette idée (
*):
Le monde extérieur et l’esprit ne seraient plus séparés, mais deviendraient une sorte d’unique événement multisensoriel qui parviendrait à unir les intentions, les sens et les actes.
L’informatique quantique et les promesses technologiques telles que la
6G alimentent cette vision:
La 6G, d’un débit 50 à 100 fois supérieur à son « futur ancêtre » sera en mesure de couvrir non seulement la surface terrestre, mais aussi l’espace et les océans, et d’en exploiter les données transformées par l’intelligence artificielle pour produire massivement hologrammes, doubles numériques et réalité immersive. Au-delà des usages industriels, le potentiel de la 6G serait donc assez important pour qu’un réseau créé sur cette technologie soit doté d’un sixième sens, bouleversant ainsi profondément les comportements humains.
Cependant, comme nous allons le voir, un autre angle d’analyse conforte l’hypothèse exactement inverse. La notion de “lien” pourrait, au contraire, nous ramener au monde matériel.
(
*) La création et la diffusion des fameux réseaux sociaux a engendré de grands espoirs sur les changements potentiels des relations humaines. Or, les enquêtes les plus récentes montrent que, dans ce cadre, quatre à cinq “amis” seulement sur cent concentrent l’ensemble des échanges.
En fait, bien que dans des registres différents, seuls les “stars des médias” et les robots n’existent que par les liens virtuels qu’ils entretiennent avec leurs environnements. Tous les autres doivent composer avec les liens de la vraie vie.
petit détour par l’intime
Être seul consisterait à n’entretenir de liens… avec personne. Par le nombre et la variété des liens qu’il rend possibles, Internet serait donc un puissant antidote à la solitude. Il serait en cela devenu indispensable à beaucoup d’entre nous.
Mais au niveau de l’intime, la solitude est avant tout un “ressenti global”, qui reflue quand notre esprit est occupé par des idées positives (projet, création, immersions choisies…) et qui accompagne l’émergence des idées négatives (sentiments d’échec, d’insuffisance, d’absence de perspectives…). Internet n’y joue qu’un petit rôle.
La solitude “objective” – appelons la “isolement”- est liée à deux grandes catégories d’absences
- Celle d’un public. Qui publie ses selfies en ligne doit cependant vivre sur l’illusion qu’il existe.
- Celle d’une communauté dans ses dimensions d’assistance et de partage, dont on peut douter qu’Internet y joue un rôle majeur.
de la notion de lien à celle de groupe
Imaginons que, dans l’image d’en-tête, soient représentés les individus composant une société.
En niveau de gris, le voisinage immédiat représenterait les plus forts des liens traditionnels (amis, parents, collègues…) qui se dilueraient progressivement avec l’éloignement. Les contrastes y figureraient, par exemple, les inimitiés.
Posé sur ce premier calque, un second ou la couleur indiquerait les liens virtuels.
Cette représentation, évidemment très schématique, nous montre des relations sociales devenues plus complexes. On y retrouve très normalement des liaisons distantes fondées, par exemple, sur les centres d’intérêt. On y trouve surtout une concentration de liens virtuels sur les proximités précédentes, les liens de la vraie vie mobilisant la plus grande partie des échanges par mail, SMS, visioconférences. Les groupes “mixtes”, cumulant les deux types de liens, peuvent être posés comme étant les plus solides dans la mesure où les liens exclusivement virtuels engagent peu et peuvent être “débranchés” n’importe quand.
en guise de conclusion provisoire
L’hypothèse sous-jacente à cette représentation – encore une fois très schématique – est que le futur des liens virtuels qu’offre Internet dépendrait dans une large mesure de leurs ancrages au réel. Sans eux, beaucoup de choses deviendraient effectivement moins simples, mais Internet n’en serait à inscrire qu’au chapitre des “facilités de communication”. Ce ne serait pas un monde parallèle appelé à devenir prépondérant… avec ou sans 6G.
Il ne s’agit pas d’un simple point de détail. L’hypothèse où la primauté de l’ancrage au réel s’avèrerait juste pourrait impliquer que l’avenir d’Amazon ou de BlablaCar serait, par exemple, plus assuré que celui de Facebook ou de Google.
(1) Le paradigme communicationnel : de Wiener à Habermas (Actes des journées doctorales de la SFSIC – 2015)
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