Liée à l’origine à des situations exceptionnelles, l’urgence est devenue un compagnon de route… très envahissant. Comment faut-il comprendre cette tendance?
Celle des médecins ou des pompiers n’est plus aujourd’hui la représentation de référence de l’idée d’urgence, qui n’a pu accroître son emprise qu’au prix d’une profonde transformation. Elle n’a conservé aujourd’hui que sa dimension d’impératif…
… dont l’existence ou la réalisation ou la valeur est indépendante de toute condition de temps, d’espace, de connaissance.
Cette formule, dans laquelle elle semble s’inscrire parfaitement, correspond en fait à la définition du mot «
absolu ».
Car l’urgence est l’absolu de la priorité. Elle est inconditionnelle. L’urgence en appelle à l’immédiat, mais à l’inverse de la simple priorité, elle ne résulte pas d’une évaluation comparative entre plusieurs sujets possibles de préoccupation. Elle s’impose par elle-même en dehors de toute alternative et se substitue à toute planification.
L’urgence “courante” – si l’on ose dire – s’affranchit de tout préalable “intelligent”.
Et il se pourrait que ce soit en tant que telle que, du discours politique au quotidien professionnel du plus grand nombre, elle soit devenue un compagnon de route… très envahissant.
derrière l’urgence, un pouvoir ?
Bien sûr, l’urgence peut découler d’un évènement particulier qui établit le pouvoir des circonstances sur les pratiques courantes. Mais:
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*) L’urgence n’est-elle pas utilisée comme un argument d’autorité bien commode parce qu’elle est la figure d’un pouvoir sans centralité et sans consistance?
Elle peut donc servir aussi de masque à l’intention d’un pouvoir identifiable, mais susceptible d’être contestée. Car l’urgence est supposée bloquer toute contestation. Elle est en cela un outil de domination.
Elle consiste en l’identification d’un problème, immédiatement suivie d’une décision et d’une action susceptibles de le résoudre. Or, en politique comme en économie, le fossé n’a cessé de se creuser entre les sphères de la décision et les sphères de l’exécution au point que les premières – en situation de pouvoir – tendent à ne plus tenir aucun compte des exigences des secondes, notamment en termes de délais. La décision tend à prendre ses aises dans la durée. L’exécution tend à se retrouver en situation d’urgence… même quand celle-ci n’existait pas au départ:
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*)… et l’on observe ce que certains ont appelé une tyrannie de l’urgence bien souvent synonyme d’épuisement et de stress professionnel.
Profondément transformée, l’urgence n’est plus seulement le concept de la perte de contrôle en situation de crise
l’urgence en politique et en économie
Les termes de l’équation peuvent être intervertis et c’est alors l’incapacité à construire une évaluation crédible qui, dissimulée derrière un masque de démocratie et motivée par la volonté de diluer la responsabilité du choix, va induire l’allongement de la phase de décision et par voie de conséquence la compression de la phase d’exécution. Dans les domaines de la politique et de l’économie, outre l’impatience du donneur d’ordre, un des moteurs de l’urgence pourrait donc être l’incompétence des décisionnaires.
Produit de l’incompétence, l’urgence en constitue également l’excuse. Elle justifie à priori l’à-peu-près de la réponse. Son expression type – «parer au plus pressé» – indique clairement la réduction drastique des objectifs de l’action envisagée et annonce… la “non-résolution”… à venir du problème posé. L’urgence n’oblige finalement qu’à faire … quelque chose… qui puisse être “mis en rapport” avec le problème.
Ainsi, une urgence généralisée va de pair avec la résolution complète … d’aucun problème. Le présent comme le futur de l’urgence seraient alors associés à l’émergence de problèmes de plus en plus complexes et de moins en moins susceptibles d’être résolus.
la dimension médiatique de l’urgence
Médiatiquement, elle crée l’évènement. Inversement toute prise de position doit se parer d’urgence pour mobiliser l’attention. Fondé sur un caractère incontestable et une faible argumentation, l’essor de l’urgence constitue un canal supplémentaire par lequel se dissout la liberté d’expression (voir notamment “le futur de l’argumentation” ainsi que “la dictature montante des questions de principe”).
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